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Boyan Manchev's Blog

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Ce blog est un laboratoire philosophique expérimental de Boyan Manchev.

Pour l’instant, il se compose de deux bibliothèques de travail autonomes :

LE NOUVEL ATHANOR

LE RETOUR DE PAN

Chacune des bibliothèques peut être lue comme un blog distinct. Les bibliothèques existent en trois langues différentes (français, bulgare et anglais) ; les différentes versions linguistiques ne sont pas identiques.

Le Nouvel Athanor: mode d’emploi

Le Nouvel Athanor est le laboratoire de la fantastique philosophique.

La fantastique philosophique n’est pas un genre hybride, un mélange de philosophie et de fiction. C’est une expérience de la forme même de la philosophie : une tentative d’expérimenter de nouvelles possibilités pour articuler la forme philosophique. La fantastique philosophique est le travail de la philosophie dans la modalité du désir. Elle veut inventer le nouvel Athanor.

Athanor, un fragment du livre de Heinrich Kunrath Le vrai message de l’Athanor philosophique, son utilisation et ses avantages (Warhafftiger Bericht Von Philosophischen Athanor, Und Dessen Gebrauch Und Nutzen [Magdebourg: Johan Botcher, 1597]). Frontispice gravé (signé Hein. Muller) en première page de l’édition de Leipzig (1783).
* Athanor, un fragment du livre de Heinrich Kunrath Le vrai message de l’Athanor philosophique, son utilisation et ses avantages (Warhafftiger Bericht Von Philosophischen Athanor, Und Dessen Gebrauch Und Nutzen [Magdebourg: Johan Botcher, 1597]). Frontispice gravé (signé Hein. Muller) en première page de l’édition de Leipzig (1783). Image numérique : strx

Athanor – le four philosophique (de l’arabe at-tannūr [التنور], “four”, “four à pain”, “source chaude”), est un dispositif alchimique pour maintenir la température constante requise pour le processus de transformation alchimique de la substance, de cristallisation sous la forme de lapis philosophorum, d’une pierre philosophale.

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Le Nouvel Athanor propose une expérience méthodologique où la recherche philosophique s’engage dans une aventure partagée de concepts philosophiques et de théories scientifiques, tout en mobilisant la puissance latente de figures mythologiques et fantastiques. Anaximandre, Héraclite et Aristote rencontrent Chaos, Kronos et Aphrodite, et tous ensemble – Boltzmann, Prigogine et Atlan.

Ainsi, une nouvelle modalité philosophique émerge : La fantastique philosophique. Non pas le fantastique mais la fantastique, nom au féminin conçu comme la désignation d’une discipline philosophique, comme la physique ou la logique : Die Fantastik, dirait Novalis).

L’enjeu du Nouvel Athanor est prolégoménal. Il se propose de tracer l’horizon d’une future philosophie de la nature, ou d’une alter-ontologie.

Le nouvel Athanor. Éléments de fantastique philosophique

Блогът “Новият Атанор” придружава публикуването на първия том от поредицата “Философска фантастика” на Боян Манчев, едноименната книга “Новият Атанор. Начала на философската фантастика”. Блогът представя фрагменти и разгръща понятия и тези, представени в книгата, без да е идентичен с нея. Голяма част от включените тук материали се публикуват за пръв път.

Le Nouvel Athanor comprend le Prologue « Éléments de fantastique philosophique », suivi des cinq premiers livres: « Les dangers de la philosophie », « Apeiron, l’incommensurable », « Le feu », « Chaos » et « Le chaos libéré ». La courbe dynamique des cinq livres trace les contours d’idées complexes sur le temps et sur la causalité, reconfigurant la boussole du sujet en haute mer. Tel Anaximandre, expérimentant à la fois la cartographie de la terre à peine connue et celle du ciel étoilé, et imaginant l’apeiron dans les eaux troubles de Pont, la Mer des pirates. πείρωνπειρᾶτεςex-périence, un trajectoire élémentaire de l’aventure philosophique.   

Le timonier du navire qui accoste outremer sera-t-il le même que celui qui a commencé le voyage ? Est-ce le même navire ? Est-ce le même monde ?

Pour faire face à ces enjeux, le livre retourne d’abord en arrière, à la question des éléments, pour puiser ainsi dans la puissance élémentaire des concepts, ceux d’Anaximandre, d’Héraclite et d’Aristote, mais aussi pour imaginer autrement le devenir-monde philosophique du monde. Sa première question donc est celle de l’allo-technique des concepts philosophiques comme une force de projection ontologique, comme une force proontologique.

Boyan Manchev s’est concentré sur le projet Fantastique Philosophique au cours de la dernière décennie. Les livres de Miracolo (2011) et Nuages (2017) sont liés à la ligne de cette méthodologie expérimentale ; la méthode a été tracé dans L’inimaginable (2003) et L’altération du monde (2009).

Le retour de Pan : mode d’emploi

Ce laboratoire de philosophie fantastique est dédié au Grand dieu Pan.

À la recherche du dieu perdu, le journal philosophique se développe inévitablement en quête philosophique. Dans la forêt de Pan, la quête se ramifie et emprunte différents chemins : une forêt immobile dans la canicule de midi ; un feu de forêt ; des limites inimaginables.

Une coupure, une rupture, une section de chaos.

Trois sections du texte :

PANIQUE

LE DIEU BRÛLANT: MAI 1945 MAI 2020

LA NATURE À VENIR

Les sections diffèrent par leur direction, rythme et mode d’exposition. Chacune correspond à une exigence différente :

Panique, pandémie: une ontologie figurative du présent.

Le dieu brûlant : mai 1945 mai 2020 : une épistémologie historique des formes poiétiques.

La nature à venir : une ontologie impérative.

Dans le labyrinthe de la forêt de Pan, les chemins de la quête se ramifient, mais leurs fils s’entrelacent en un tissu commun : le tissu du second volume de la Fantastique philosophique.

Si, pendant le règne de l’empereur Tibère, des marins superstitieux ont répandu dans tout l’Empire la rumeur selon laquelle le Grand dieu Pan était mort, et si cette rumeur s’est avérée en outre être une vérité inconditionnelle pendant deux millénaires, aujourd’hui, le Grand Pan ferme la bouche des menteurs de sa propre main.

Aujourd’hui, Pan revient.

Boyan Manchev sur et avec Jean-Luc Nancy : Bibliographie sélective

Jean-Luc Nancy, one of the most important philosophers of our time, passed away in the middle of last summer. Nancy’s work was a constant source of inspiration for Boyan Manchev in the last quarter of a century, as much as the uninterrupted friendly dialogue between the two philosophers.

The selected bibliography presented here includes texts and lectures by Boyan Manchev, directly dedicated to the work of Jean-Luc Nancy, as well as joint publications.

Apart from them, Jean-Luc Nancy and Boyan Manchev participated together in dozens of projects, forums, editorial boards, book collections and magazines’ issues, some of which they co-initiated (in the first place the editorial board of the Revue Lignes, the publishing house La Phocide,  the project Persistance of Work and its eponymous two-volume book published by Tomás Maia with the participation of Nancy, Manchev and Federico Ferrari, The Parliament of Philosophers in Strasbourg where Nancy and Manchev collaborated regularly in the previous decade, Metheor’s project Ex corpore, the project Philosopher au présent, initiated by Jérôme Lèbre etc.)

In the weeks to come, some of the texts included in the selected bibliography will be presented or published on the site. A few publications are already available:

LA MÉTAMORPHOSE, LE MONDE

L’ÉTOILE DU PHILOSOPHE

THE PHILOSOPHER’S STAR

PANIQUE ET PHILOSOPHIE

This selected bibliography marks the beginning of a new section on Boyan Manchev’s website: « Focus ». Every month this new section will propose a focus on different aspects of Manchev’s activity. January’s focus is related to the first two major international conferences in memory of Jean-Luc Nancy (see below), as well as to a series of forthcoming publications.

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PUBLICATIONS

1. L’étoile du philosophe, in Tu as quatre fois vingt ans, comme disait l’autre, Textes et images rassemblés par Benoît Goetz, Jérôme Lèbre et François Warin. Edition in 1 copy on the occasion of the 80th anniversary of Jean-Luc Nancy.

2. L’autre origine de l’art. La poiésis ontogonique et le nouvel enchantement du monde, in Boyan Manchev, Jean-Luc Nancy, Federico Ferrari, Tomás Maia et al. PERSISTÊNCIA DA OBRA / PERSISTANCE DE L’ŒUVRE [Persistance of Work], bilingual edition in Portuguese and French, Documenta, Lisbon, 2021, Volume II:  ARTE E RELIGIÃO / ART ET RELIGION [Art and Religion], 368 p.

3. La persistance des formes. Pour une nouvelle politique aisthétique, В: Boyan Manchev, Jean-Luc Nancy, Federico Ferrari, Tomás Maia et al. PERSISTÊNCIA DA OBRA / PERSISTANCE DE L’ŒUVRE [Persistance of Work], bilingual edition in Portuguese and French, Documenta, Lisbon, 2021, Volume I:  ARTE E POLÍTICA / ART ET POLITIQUE [Art and Politics], 280 p.

4. 世界の欲望 ──ジャン=リュック・ナンシーと存在論的エロス (Boyan Manchev, Le désir du monde), in The journal of Social Sciences and Humanities (Jimbun Gakuho), No. 513-15 March 2017 (Numéro Spécial : Pulsations philosophiques chez Jean-Luc Nancy (éds. par Y. Nishiyama et R. Kakinami).

5. 変容、世界 ──ジャン=リュック・ナンシー& ボヤン・マンチェフ (Jean-Luc Nancy & Boyan Manchev, La métamorphose, le monde), in The journal of Social Sciences and Humanities (Jimbun Gakuho), No. 513-15 March 2017 (Numéro Spécial : Pulsations philosophiques chez Jean-Luc Nancy(éds. par Y. Nishiyama et R. Kakinami).

6. Le désir du monde. Jean-Luc Nancy et l’Éros ontologique, in Cahiers philosophiques de Strasbourg, dir. par Jacob Rogozinski et Jérôme Lèbre, Octobre 2017.

7. Maurice Blanchot et la politique de l’impossible, in Lignes n°43: Politiques de Maurice Blanchot. 1930-1993, dir. par Michel Surya, mars 2014.

8. The Metamorhosis, The World, in Literary newspaper, June 2014, XXIII, бр. 23.[Метаморфозата, светът, В: „Литературен вестник“, юни 2014, год. XXIII, бр. 23.]

9. Un corps “levé” : crucifixion, résurrection et altération de l’image, in Revue des sciences religieuses, Strasbourg, n° 4, Octobre 2014.

10. Оntology of Creation, in Re-treating Religion. Deconstructing Christianity with Jean-Luc Nancy, ed. by Alena Alexandrova, Laurens ten Kate еt al., Fordham University Press, 2012.

11. La matière du monde et l’aisthesis du commun, in Figures du dehors. Autour de Jean-Luc Nancy, ed. Cécile Defaut, Paris, 2012.

12. La persistance des formes, in Tomas Maia, Boyan Manchev, Jean-Luc Nancy, Federico Ferrari, Silvina Lopes, Persistência da Obra I: Arte e Política, Assírio & Alvim, Lisboa, 2011.

13. La métamorphose, le monde. Entretien de Boyan Manchev et Jean-Luc Nancy, in Rue Descartes 64 : La Métamorphose (sous la dir. de Boyan Manchev), Paris, 2009.

14. Communauté et ontologie modale, in Cahiers philosophiques de Strasbourg, I, 2009.

15. La métamorphose de la communauté. Vers une ontologie modale, in Boyan Manchev, La métamorphose et l’instant. Désorganisation de la vie, Paris/Strasbourg, Les Éditions de la Phocide, 2009.

16. Jean-Luc Nancy, la déconstruction du christianisme, Critique, 718, March 2007.

17. The Body and its “Corpus” in The Body-Metamorhosis, Sofia, Altera, 2007. [Тялото и неговият “Corpus”, В: Тялото-метаморфоза, София, „Алтера“, 2007.]

18. Body and Finitude and The Body-Community, Part Three and Four in The Body-Metamorhosis, Sofia, Altera, 2007. [Тялото и крайността и Тялото-общност, трета и четвърта част от книгата Тялото-метаморфоза, София, „Алтера“, 2007.]

19. The Body and its “Corpus” [Тялото и неговият “Corpus”], Introduction to Jean-Luc Nancy, Corpus,Sofia, LIK, 2003. [Тялото и неговият “Corpus”, Предговор към Corpus на Жан-Люк Нанси, София, ЛИК, 2003.]

20. Debate on “Donner corps à la mort” (with Jacques Derrida, Jean-Luc Nancy and Dimitar Zashev), in The Voice of Derrida. Sofia dialogues. Ed. by Ivaylo Znepolski. Sofia: Maison des Sciences de l’Homme, 2004. / Транскрипция на участието в дебатите на конференцията “Чудовищният дискурс. Около Жак Дерида”, В: “Гласът на Жак Дерида”, “Дом на науките за човека”, София, 2003.

21. Jean-Luc Nancy, in Democratic Review, 48, 2001-2002.[Жан-Люк Нанси, В: „Демократически преглед“,  48, 2001-2002.]

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TRANSLATIONS IN BULGARIAN

Jean-Luc Nancy, Corpus, LIK, Sofia, 2003. [Жан-Люк Нанси, Corpus, ЛИК, София, 2003.]

Jean-Luc Nancy, Néoviralisme, in: Metheorzine, 2020. [Жан-Люк Нанси, „Нео-вирализъм“, В: Метеорзин, 2020.]

Jean-Luc Nancy, Pour libérer la liberté« , in: Metheorzine, 2020. [Жан-Люк Нанси, „Да освободим свободата“, В: Метеорзин, 2020.]

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LECTURES AND CONFERENCE PAPERS

1. L’insurrection de la pensée, ou Le surgissement de la voix, Jean-Luc Nancy, lecture at the symposium Jean-Luc Nancy : Anastasis de la pensée / Jean-Luc Nancy: Anastasis of Thinking, Centre Pompidou, ENS, online, 22-24 January 2022.

2. The Insurrection of Thought, Jean-Luc Nancy, lecture at the symposium in memory of Jean-Luc Nancy, LCCP Symposium “Sharing finitude – in memoriam Jean-Luc Nancy”, Leiden University Centre for Continental Philosophy (LCCP), the University of Amsterdam’s Critical Cultural Theory Seminar (CCT) and Knooppunt Fenomenologie Gent, 11-12 January 2022 [the symposium took place online].

3. Premiere of the book PERSISTÊNCIA DA OBRA / PERSISTANCE DE L’ŒUVRE [Persistance of Work], Volume I:  ARTE E POLÍTICA / ART ET POLITIQUE [Art and Politics] and Volume II:  ARTE E RELIGIÃO / ART ET RELIGION [Art and Religion] with authors Boyan Manchev, Jean-Luc Nancy, Federico Ferrari, Tomás Maia – Premiere of the book with the participation of Boyan Manchev, Federico Ferrari, Jean-Luc Nancy, as well as contributions by representatives of the two research centres, respectively CITER and CIEBA, Professor Luisa Almendra and Professor Joao Paulo Queiroz. The session was moderated by Catarina Reis on January 15, 2021.

4. Le retour de Pan, ou panique et philosophie, in Philosopher au présent, Une chaîne proposée et coordonnée par Jérôme Lèbre, 2020.

5. L’autre origine de l’art. La métamorphose divine et les proto-techniques aïsthétiques, Lecture at the congress Persistência da obra II : Arte e religião, Auditório Lagoa Henriques Faculdade de Belas-Artes da ULisboa, 11.05.2019.

6. A partir de «Persistência da imagem», Lecture at the congress Persistência da obra II : Arte e religião, Sala de Expansão Missionária Piso 1 do edifício da Biblioteca Universitária João Paulo II, Universidade Católica Portuguesa (Lisboa), 10.05.2019.

7. Le désir du monde. Jean-Luc Nancy et l’Éros ontologique,Lecture at the congressMutations, organised par Jacob Rogozinski et Jérôme Lèbre, Strasbourg 2016.

8. Exnihilist Ontology vs. Modal Ontology, lecture at the forum Re-Treating religion with Jean-Luc Nancy, University of Strasbourg, February 2012.

9. La condition suresthétique, Lecture at the congress Art et Politique, Université de Lisbonne, 2010.

10. The One: Construction or Event? Towards a Politics of the Becoming, lecture at the congress Politics of the One, European University, St. Petersburg, 2010.

11. Que veut dire « ontologie du corps »? La métamorphose du monde, conference paper at the congress Figures du dehors – autour de Jean-Luc Nancy, Paris, CIPh – Université Paris IV Sorbonne, janvier 2009.

12. Ethique du refus, Lecture at Parlement des philosophes, Strasbourg, octobre 2009.

13. Le dernnier romantique ou de l’anarchie idéale, Lecture at the congress Philippe Lacoue-Labarthe, Parlement des philosophes, le Collège international de philosophie et l’Université de Strasbourg, octobre 2009.

14. La liberté sauvage. Pour une politique animale, presented at the congress L’animalité, Strasbourg, Université Marc Bloch and Parlement des Philosophes, 2007.

15. La Métamorphose. Communauté et ontologie modale, présentée au colloque La communauté, Strasbourg, Université Marc Bloch III et Parlement des Philosophes, 2006.

16. Samedi du livre autour de La Déclosion de Jean-Luc Nancy, avec la participation de Jean-Luc Nancy, Boyan Manchev et Federico Ferrari, sous la responsabilité de Boyan Manchev, Collège international de philosophie, 2006.

17. Donner corps à la mort, presented at the international conference around Jacques Derrida Le discours monstrueux. Les Balkans et l’Europe : déconstructions du politique [“Чудовищният дискурс. Балканите и Европа: деконструкции на политиката”], organized  by « Maison des Sciences de l’Homme », Sofia and Goethe-Institut, Sofia, 2001.

LE VIRTUOSE DE LA VIE

Boyan Manchev

LE VIRTUOSE DE LA VIE

Sofia, Metheor, 2021, en français, anglais, allemand et bulgare, 50 p.

Liberté malgré tout

Boyan Manchev

LIBERTÉ MALGRÉ TOUT

Tome I: SURCRITIQUE ET ONTOLOGIE MODALE

(En bulgare)

Titre original :

СВОБОДА ВЪПРЕКИ ВСИЧКО

Том I: СВРЪХКРИТИКА И МОДАЛНА ОНТОЛОГИЯ

Sofia, Metheor, 2021, 535 p.

Qu’est-ce que la liberté ? La liberté est-elle une condition de l’existence elle-même ou bien, au contraire, n’est-elle que son horizon utopique ? Si la liberté est une condition de l’existence elle-même, pouvons-nous la connaître, et comment?

Qu’est-ce que la liberté dans un sens philosophique ? Est-il nécessaire qu’une philosophie de l’existence ou une ontologie procèdent de l’idée de liberté ? Une ontologie autre que celle animée par la force motrice de l’idée de liberté, est-elle possible ?

S’appuyant sur une lecture surcritique de la Critique de la raison pure, centrée sur le paradoxe de la liberté chez Kant, Boyan Manchev se propose d’affirmer l’idée de la liberté comme condition ontologique de l’existence et en même temps comme une modalité nécessaire de tout acte philosophique.

Le premier volume de Liberté malgré tout, Surcritique et ontologie modale, examine les fondements modaux hypothétiques  de la philosophie transcendantale, visant à les mobiliser de manière surcritique dans le sens d’une ontologie du monde nécessaire, qui ouvre l’horizon du deuxième volume du livre. 

Liberté malgré tout est l’expression la plus élaborée jusqu’à maintenant du projet de Manchev pour une ontologie modale de l’existence, développé au cours des deux dernières décennies.

L’étoile du philosophe

Pour Jean-Luc

L’étoile du philosophe est ardente

Né en juillet, il n’échapperait pas à la loi de l’excès

car l’excès c’est l’existence même –

    son coeur ardent – dignité

Étoile-gardienne, double sidéral de la vie

Double rayonnement –

musique inimaginable des astres,

    vie philosophie étoilée

                            22 juillet 2020 – 26 juillet 2021

LA MÉTAMORPHOSE, LE MONDE

Entretien de Boyan Manchev avec Jean-Luc Nancy

(In Rue Descartes 64: « La métamorphose » PUF, 2009)

BOYAN MANCHEV: L’ampleur du propos oblige sans doute à commencer par des propos d’ampleur. La première question philosophique, est-elle aujourd’hui, comme toujours, la question du monde ? Pas de doute à ce sujet : la question du monde est aujourd’hui insistante. Cette insistance est-elle déterminée par des raisons intra-philosophiques (telle la puissante influence de la « réhabilitation » heideggerienne de l’ontologie) ou bien extra-philosophiques, notamment la condition actuelle du monde : la situation immonde de la destruction progressive du monde ? La création du monde affirme: « Que le monde se détruise n’est pas une hypothèse: c’est en un sens le constat dont se nourrit aujourd’hui toute la pensée du monde. » (p. 17). Penser donc le monde à partir de sa fin ?

JEAN-LUC NANCY: Tu passes sans crier gare de la question du monde à la question ontologique. C’est à moi, tout de suite, de te retourner une question: pourquoi ? Assimiles-tu « être » et « monde » ? Mais je vais répondre à ta place, puisque c’est moi, dans ce jeu, le questionné. À la lettre, on ne pourrait chez Heidegger substituer « monde » à « être ». Mais selon l’esprit, c’est autre chose. Si l’ « être » pour Heidegger essentiellement se nie, s’efface ou se met sous rature, il s’en suit deux conséquences: la première est qu’on peut aussi bien nommer « déconstruction » – Destruktion – de l’ontologie ce que tu nommes «réhabilitation». Ce que Heidegger réhabilite, c’est l’être tel qu’aucune ontologie ne l’a reconnu (et tel pourtant que sans doute en même temps toute métaphysique l’a toujours, sinon pensé du moins pressenti, senti, éprouvé…). C’est-à-dire en un mot l’être verbal. L’être qui n’est plus ni « L’être », ni « un être », mais « être » en tant que verbe transitif : être l’étant. Heidegger formule cette demande de transitivité agrammaticale. Il tente aussi (dans Qu’est-ce que la philosophie ?) d’en donner une sorte d’équivalence en disant que l’être « recueille » (legein, logos) l’étant. Je préférerais moduler autrement cet essai de transcription ou de translation de cette impossible transitivité. Je dirais que l’être désire l’étant. Il le fait être, en étant l’être de l’étant et lui-même de ce fait aucun autre étant à part de l’étant. Il « est » donc seulement ceci : que l’étant est. Il est étant : tautologie où « l’être » se résout en « étant ». Reste ceci : que cela se produit, a lieu, arrive. Cela donc est en quelque façon désiré: à la fois au sens de recherché, convoité, appelé, et au sens du mouvement d’un conatus, d’un désir non pas comme recherche d’objet mais comme accroissement d’être (précisément!). « Être l’étant » = que l’étant en étant cherche et accroît en même temps son étantité.

De là je pense que le passage au « monde » est non seulement possible, mais nécessaire. Le monde = la totalité de l’étant. Tous les étants ensemble, c’est-à-dire le tout de ce désir, de cette poussée, de cette pulsion. Il y a monde. C’est ce que pense aussi la creatio ex nihilo. C’est ce que pense Wittgenstein. C’est ce que pense Kant lorsqu’il démonte les preuves de l’existence de Dieu. C’est au fond ce que la philosophie pense toujours: le monde est là, ce n’est pas un simple fait, c’est le fait d’un désir. Pas le désir de quelqu’un, mais l’ « être » de l’étant comme désir – encore une fois, appel et poussée. Je pourrais essayer de dire: l’être s’appelle et s’impulse monde.

Mais sous ce nom de monde il veut dire plus précisément : espace de jeu pour du sens. « Sens », cela veut dire ce triplet : sensible, déplacement, intelligible. Il n’y a d’intelligible véritable que dans un déplacement – non pas une information – qui déplace toujours à nouveau la sensibilité de cet intelligible : je veux dire que le « sens » est le mouvement d’un renvoi incessant de touche en touche. J’effleure une « pensée » que je t’envoie, qui se déplace entre nous et en toi, qui est sentie, éprouvée, vécue comme on aime dire aujourd’hui, moins comme un dépôt signifié que comme un envoi signifiant, ou de signifiance, toujours renouvelé. Ainsi les hommes s’envoient-ils sans arrêt les signes ou signaux des formes qu’ils tracent, articulent, dansent, profèrent…

Il y a des moments d’équilibre relatif dans ce mouvement: cela fait des mondes, un monde égyptien, grec, papou, romain, mongol, etc. Ces moments eux-mêmes sont toujours en mouvement, mais on pense parvenir à en saisir plus ou moins une figure. Puis il y a défiguration, on change de monde. Le monde change de monde(s).

B. MANCHEV: En fait, ma question se fondait sur l’impression qu’un « glissement » s’opèrait dans ton travail depuis le début des années quatre-vingt-dix – un glissement de la question de l’être vers la question du monde. Peut-être ce n’est qu’une fausse impression. Mais s’il y a quand même une telle tendance, serait-elle liée à la reformulation de la question ontologique en tant qu’ontologie du présent ? Quel est le rapport entre l’« être-monde du monde » dont tu parles dans La Création du monde et le monde tout court ? Le monde est-il l’actualité de l’être ? Or, selon quelle exigence se pose aujourd’hui la question du monde ? Plus généralement, la question du monde est-elle déterminée par une situation concrète du monde ? Le désir du monde dont tu parles est-il un désir actuel ? Qu’est-ce que le monde veut de nous maintenant ?

Il s’agit donc de deux questions de départ parallèles. D’une part, c’est la question d’une ontologie du présent ou d’une «ontologie de l’actualité» (au sens de Foucault, toute l’ambivalence de la notion d’actualité prise en compte), au centre de laquelle se situe la question de la transformation : l’ontologie du présent est sans doute une ontologie de la transformation (le rapport entre transformation et destruction évidemment devrait être examiné). Y a-t-il lieu de parler d’une ontologie du présent ? Il s’agit d’autre part de la question « ontologique » tout court – la question du monde (à supposer évidemment que c’est toujours la même question – que c’est une question « immuable ») – posée dans les conditions actuelles. C’est l’ontologie à présent.

Sous un mode heideggérien la question se formulerait ainsi: comment penser (ou bien saisir ou répondre à) l’événement du monde sans le réduire à une nouvelle Weltanschauung ? Peut-on penser le présent sans ce que j’appelle une « logique messianique » – c’est-à-dire sans hypostasier l’événement ? Comment penser l’événement qui nous arrive – et qui affecte le monde – sans l’hypostasier en tant que grand Événement – fin de l’histoire ou achèvement de l’Être ? Sans voir dans l’événement un excès de l’être, une interruption de l’être qui l’amènerait à se retrouver pris dans un rapport au bout du compte quasi-dialectique avec l’être lui-même (comme c’est le cas chez Heidegger et peut-être même chez Badiou deL’Être et l’événement) ? Peut-on et, comment, penser l’événement de l’être, ici, maintenant – ou le monde tout court (« l’être s’appelle et s’impulse monde », tu viens de l’affirmer) – sans l’opposer à l’être ? Tu écris dans La Création du monde : « Il ne s’agit donc pas seulement de se tenir prêt à l’événement – bien que cela soit aussi une condition nécessaire de la pensée, aujourd’hui comme toujours. Il s’agit de se tenir à hauteur du présent, jusque dans sa retenue même de l’événement, jusque dans son étrange absence de présence » (p. 17). Comment alors penser le monde à partir de l’instant qui le traverse, sans voir dans le mouvement vers la destruction du monde une nouvelle transformation de la logique messianique-eschatologique sur laquelle se fondait la pensée onto(théo)logique ?

J.-L. NANCY: Faut-il encore parler d’ontologie ? Tu comprends qu’en raison de ce que j’ai dit plus haut, j’hésite. J’ai toujours jusqu’ici beaucoup parlé d’ontologie, en essayant d’expliciter de mon mieux ce que je viens une fois encore de tenter de mettre mieux au clair; il n’y a d’ « ontologie » que dans une déconstruction de ce que nous autres vieux modernes sommes prêts à entendre sous « logie » et sous « onto ». Pas un discours ou savoir ou raison d’un objet nommé être ou étant. Mais plutôt : ce qu’il en est du désir qui fait monde.

Qu’il est le désir de personne, désir du monde pour lui-même, si on veut. D’emblée, donc, dans la transformation : le monde n’est jamais donné, il est plutôt don de lui-même, don de sa mondanéité comme ouverture de son désir. Le monde est là, oui, et en ce sens il est donné, il est même le donné. Mais ce donné consiste à ouvrir sur son don ou bien sur le désir qui le donne, ou qui se donne en le donnant. Tout simplement : ni Dieu créateur (peut-être faut-il dire : s’il y a un Dieu, il ne peut pas y avoir creatio ex nihilo – Dieu est la présupposition du monde lui-même…), ni hasard automatique, au sens aristotélicien (supposant une mécanique, une physique, présupposant donc le monde qu’il s’agirait de poser). Alors quoi ? Rien, justement. Donc la pensée de ce «rien». La pensée de cené-antqui est la vérité de «être». Mais je veux venir tout de suite à la pointe de ta question: «la fin du monde». En effet, il nous paraît possible que nous approchions non seulement d’une transformation du monde tel qu’il était – de l’ancien monde défini par la conquête du «monde» – de la terre et de l’espace à partir de l’Occident – mais de la fin de toute possibilité de monde, d’une transformation qui ne serait plus que déformation et passage à l’informe de l’immonde. Une acosmicité générale annulant toute possibilité de cosmos, c’est-à-dire de monde comme belle forme, comme forme réussie.

On peut admettre que nous soyons sortis du cosmos, mais cela doit-il nous faire admettre que nous sortions définitivement de toute réussite, fût-elle transitoire et elle-même en mouvement, d’une forme quelconque – d’une forme donnée à la modulation du désir du monde, ou du désir-monde.

B. MANCHEV: Si l’insistance de la question du monde aujourd’hui est l’effet du mouvement vers la destruction du monde, alors cette pensée insistante portée sur le monde ne serait qu’une ré-action. Elle serait une pensée réactive. La question qui se pose alors c’est de savoir comment ouvrir l’espace d’une pensée active qui, avant d’être réaction, est d’abord une action – ce qui veut dire aussi un agir dans et sur le monde ? On se heurte là en effet à une double contrainte voire à une aporie, que je désignerai comme aporie de l’ontologie du présent : il y a d’une part la nécessité de sortir de l’ordre réactif – c’est-à-dire de faire abstraction de l’actualité du monde; mais d’autre part, afin d’être actualité – action, la pensée doit faire face à l’action-actualité du monde, elle doit agir dans son champ en tant que force actuelle. Il y a là un cercle vicieux. Comment s’en sortir – ou comment le briser ?

J.-L. NANCY: Ne pas être réactif commence sans doute par ce que je te disais à l’instant : ne pas faire d’une représentation cosmique – et donc aussi cosmétique, ornementale – la référence d’une pensée du monde. Mais cela ne fait en même temps qu’aiguiser la question: quelle forme peut avoir un monde qui n’a plus de forme réussie ? Disons: plus de «belle» ou de «bonne» forme ? Nous avons été conduits à l’abandon ou au rejet des formes cosmiques, théologiques, métaphysiques – des formes qu’on pourrait dire cosmothéoriques pour reprendre le Cosmotheoros de Huygens, dont Kant se souvient encore, avec l’idée de la possibilité de projeter une vision de l’univers entier, lui-même vu comme une pluralité de mondes (comme en parle plus tard Fontenelle). Nous avons ensuite abandonné les formes dont nous pensions pouvoir tenir des règles pour nos représentations et formations en général – formes imitées, reprises ou inspirées des formes d’un passé supposé accompli, bien formé (grec, romain, égyptien, etc.) puis formes inspirées d’autres cultures, à travers lesquelles nous avons aussi appris à défaire ou à déformer ce qui s’était déposé comme forme ou figure de l’ «homme». Et l’homme lui-même nous paraît en être venu à une capacité inouïe de défiguration de lui-même et du reste du monde – capacité devant laquelle nous reculons d’horreur après avoir cru pouvoir accompagner les mouvements d’une défiguration qui aurait été en vérité une transformation: par exemple, et précisément, la transformation du « titre » d’ « homme » en celui de Dasein.

Sans doute n’opère-t-on pas aussi facilement que Heidegger le croyait un pareil déplacement de « titres ». « Dasein » nous reconduit à toute la réflexion évoquée tout à l’heure sur la déconstruction de l’ontologie. « Être-là » voudrait dire «être le là» et cela même voudrait dire: ouvrir le lieu, écarter la place donnée d’elle-même, l’ouvrir à son don premier, à ceci qu’il y a là… quelque chose ou quelqu’un, et plutôt quelques choses et quelques uns. « Dasein » manque ainsi de forme: ce n’est pas un mot de la langue (sauf de la langue ordinaire allemande, mais précisément on est dans une autre langue qui en même temps n’est pas une langue…) tandis que « homme » en est un.

Quel peut être le nom du porteur de la pulsion, du désir ? On peut très bien le dire «homme» avec Pascal, qui ouvre toute la modernité avec son mot: « L’homme passe infiniment l’homme. » Mais comment penser ce que dit ici «passe» ? Dépassement, outrepassement, transgression, transportation, transformation ? À tout le moins nous pouvons dire que ne pas être réactif c’est ne pas accepter que «homme» corresponde à une forme déjà donnée, ni à venir, mais à la trans-formation elle-même… Seulement si nous accompagnons le mouvement nous pourrons peut-être sentir venir, se former, les formes en transformation. Mais nous ne pouvons écarter la menace qu’il n’y ait que déformation ou bien in-formation en un sens inédit du mot…

B. MANCHEV: Il me semble obligatoire de s’arrêter ici sur la question du désir, qui est le leitmotiv de tes propositions jusqu’ici, et qui revient de manière insistante dans tes œuvres. Ton point de départ est une radicalisation critique de Heidegger, qui consiste dans l’affirmation: «l’être désire l’étant». C’est le désir, dis-tu, « qui fait monde »: « il est le désir de personne, désir du monde pour lui-même, si on veut. D’emblée, donc, dans la transformation: le monde n’est jamais donné, il est plutôt don de lui-même, don de sa mondanéité comme ouverture de son désir.» On se trouve là sans doute devant une thèse inédite, radicale, et il faudrait peut-être s’y arrêter plus longuement pour en mesurer les enjeux et les conséquences. Quel désir du monde donc ? Pas de désir du monde, c’est le monde qui est désir ( « désir de personne, désir du monde pour lui-même»).

La question qui s’ensuit est inévitablement celle du sujet: si le monde est fait de désir, si le monde est le fait du désir, qu’en est-il du sujet du désir ? Quelle est la forme de cette force (ou le sujet de ce désir) ou bien quelle est la force de cette forme ? Sans doute, parler de sujet par rapport au monde ne veut plus dire parler d’un sujet extérieur au monde, sujet qui (trans)forme le monde comme un objet totalisé de sa force subjective, de son désir subjectif, comme une forme posée, formée par ce désir, mais d’un monde-sujet. Le monde-désir est-il un monde-sujet ? Peut-être pourrait-on aller jusqu’à dire que l’opération par excellence de toute onto(théo)logie a été d’aliéner la figure du Sujet absolu du monde (comme tu le dis, «Dieu est la présupposition du monde lui-même») – en d’autres termes, l’opération, persistante et systématique, d’une désubjectivation du monde. Pourtant Kant, Hegel, Marx, Nietzsche ou Heidegger n’ont peut-être exercé, systématiquement à leur tour et chacun à sa manière, que le geste contraire: affirmer le monde en tant que sujet. Ton affirmation que le monde est le fait du désir serait alors un des gestes radicaux dans cette voie-là, la voie de la subjectivation, ou du devenir-sujet du monde. Quand tu poses la question sur le désir du monde: «nous devons nous demander à nouveaux frais ce que le monde veut de nous» (La Création du monde,p. 18), il faut apparemment comprendre le désir du monde comme un désir actuel. Le monde est désir, et ce désir s’adresse à nous, il veut de nous quelque chose. Qu’est-ce que le monde veut de nous maintenant ?

Réponse possible: le monde veut sa (re)subjectivation. Tu dis: «le monde n’est jamais donné, il est plutôt don de lui-même, don de sa mondanéité comme ouverture de son désir». Se donne-t-il en tant que ce désir qui veut (ou qu’il veut) de nous ? Que veut dire répondre au désir du monde ? Et aussi: peut-on répondre au désir du monde; et qui répondrait ?

J.-L. NANCY: « Volonté » implique représentation et visée de cette représentation comme but. Cela implique le passage d’une représentation à sa propre réalisation. Mais ce qu’il nous faudrait comprendre, c’est qu’il est impossible de penser le monde en ces termes – et donc, sans doute, en termes de « sujet » ou de «subjectivité» (ou « subjectivation ») en général. « Monde » veut dire au contraire: ce qui ne procède d’aucune représentation ni volonté et qui, à ce titre précisément, nous expose à excéder l’ordre de la représentation et de la volonté. (Parenthèse: en employant ces deux mots, je sais que je parais faire allusion à Schopenhauer. Ce n’est pas le cas. Pas intentionnellement. Mais je pense que, si on voulait s’intéresser à Schopenhauer, on trouverait peut-être que sous sa « volonté » il y a en fait précisément une approche, une approximation de ce que j’ai nommé « pulsion » et « désir », termes eux-mêmes insuffisants mais qui indiquent quelque chose du côté du non-sujet, de la poussée d’être ou à être. Je ferme cette parenthèse.) Le monde: cela « où » on est. Cela « dans » quoi on est mais pas comme dans un contenant, et cela « à » quoi on est (« être au monde ») mais pas comme une destination, ni une intention. Ce « où », ce « lieu » ne nous entoure pas, il s’ouvre avec nous. Il s’ouvre comme notre naissance-et-mort: une poussée, une lancée, un « être jeté » dit Heidegger (Geworfenheit) mais pas au sens où on peut être jeté de quelque part dans – ou sur, ou vers – un autre lieu.

Non: le « jet » comme « être ». L’enfant qui naît n’est pas exactement (pas proprement, ou bien si on veut pas seulement et pas principalement) jeté du dedans vers le dehors: car «dedans» il n’était pas encore « là » (quoi qu’il ait pu déjà connaître, sentir, éprouver). Il vient dans sa propre expulsion. Il vient comme cette expulsion. Il est cette venue. Cette venue est son être. La mère se contracte et pousse: l’enfant est cette poussée. Et cette poussée dure toute la vie comme le dit Freud.

Qu’est-ce qui, dans la mère ou de la mère, pousse ? C’est le monde, c’est-à-dire la relation, le rapport, la poussée du rapport. Pas un seul clos sur soi, mais un autre, qui s’ouvre une place, qui s’ouvre comme place du monde. Et chaque fois aussi comme monde lui-même: un monde qui va ouvrir en soi tout un ensemble de rapports, un ensemble qui entrera – qui est en train d’entrer – en rapports avec tous les autres mondes du monde.

Si tu demandes: « que nous veut le monde ? » je crois que je répondrais: il se veut en nous, comme nous, à travers nous et tous nos mondes. Mais «il se veut» n’est alors ni subjectif, ni volontaire. Autant dire: «ça pousse» (où on peut d’ailleurs entendre «pousser» au sens de la force directionnelle et au sens de la croissance biologique). La poussée se pousse : c’est-à-dire qu’elle pousse, tout simplement. Elle exerce la pression, la tension qui provoque un écart et par cet écart un rapport.

B. MANCHEV: En simplifiant, on peut poser la question ainsi : le désir du monde se réduit-il au désir de l’homme ? En fait, un glissement conceptuel a eu lieu dans ton discours – tu as parlé d’abord de la forme du monde et ensuite tu es passé, par l’intermédiaire de la question de la transformation, à la question de la forme de l’homme (ou même de la forme-homme). Les deux formes, celle du monde et celle de l’homme, sont-elles co-substantielles ?

Tu avances toujours dans la voie d’une critique radicale de Heidegger, en affirmant que leDaseinmanque de forme, en insistant ainsi sur le danger de la rhétorique et de la pensée du «sans-forme» dont la critique devrait aller sans doute de pair avec celle du discours de la figuration plastique de la forme, de ce que Lacoue-Labarthe appelait ontotypologie. Mais ne court-on pas aussi le risque d’un retour à une forme anthropocentrique, humaniste de la « cosmothéorie » ? Or, peut-on imaginer un monde in-humain, un monde sans homme – sans forme humaine ? (Je cite en passant un vers d’un poète bulgare contemporain, Zlatomir Zlatanov :

L’homme est créateur du monde,

mais le monde, moulé sur visage humain,

refuse de devenir sa Patrie.

Les Pourceaux de Circé)

Ou bien, plutôt, peut-on imaginer un monde non-humain, monde qui n’a pas de forme humaine ? Monde dont la forme protéiforme est celle des formes qui le composent – la multitude de formes d’être-dans-le-monde, des «modes» du monde ? Le monde, l’homme: formes qui se forment ? Formes en transformation ? Formes transformées ? L’homme – une actualisation-expression possible du désir du monde ?

J.-L. NANCY: Je dirais volontiers « oui ». Oui, l’homme est l’expression – au sens fort, la pression-hors-de, la giclée – du désir qu’est le monde. Chaque forme d’étant exprime à sa manière, mais l’homme exprime l’expression elle-même, comme telle: il en fait langage, qui n’est autre qu’expression de la poussée ou pulsion elle-même en tant qu’elle écarte et ouvre du rapport. C’est pourquoi l’homme n’a pas de privilège au sens d’une domination qui lui soumettrait le reste et qui ferait de lui le « sens » final de tout, mais il a cette distinction propre qui dépose en lui, comme lui, comme « homme », le retour de la poussée sur soi. Elle se découvre terrible, égarée, divine, destinale, toute-puissante, imaginaire, infime, pauvre, exténuée: de tant de manières possibles, elle fait l’épreuve d’elle-même comme poussée, pression, ex-pression.

B. MANCHEV: La pensée sur le monde-désir, le monde-transformation (l’appellerait-on « ontologie modale » à la suite de Corpus ?) qui reformule la question du monde en tant que question dynamique, pulsionnelle même, aboutit ainsi à l’aporie de la transformation. Or, si on reformule la question du monde-désir dans la perspective de la conception (marxiste, nietzschéenne) de la philosophie en tant que praxis transformatrice du monde, que voudrait alors dire le désir de transformer le monde, qui ne serait rien moins que le désir de transformer le monde-désir, le monde-transformation ? Transformer la transformation ?

J.-L. NANCY: Cela voudrait dire transformer la transformation en elle-même : ne plus la penser comme passage d’une forme à une autre mais comme brassage de l’informe; l’informe non pas comme masse amorphe, mais comme agitation, plasticité et pression, ex-pression de formes; faire droit à l’infinie métamorphose de l’informe, à l’infini modelage et remodelage, remuement, brassage, pétrissage, modifications de rythme et de substance en quoi consiste (si je peux dire!) la «pulsion». Chaos, Khôra (comme en parle Derrida), Ça (au sens de Freud), Océan ou Terre peuvent être des noms pour cette métamorphose sans morphé initiale. Ce qui veut dire au fond: la formation du monde… Et aussi bien: la formation des formes (c’est le titre d’un livre de Juan-Manuel Garrido auquel nous pourrions sans doute emprunter pour aller plus loin dans l’exploration de ce que « la forme » implique, la forme qui peut-être ne peut jamais être dite au singulier mais seulement au pluriel, non seulement au pluriel de plusieurs formes mais au pluriel de la pluralisation métamorphique dans laquelle toute forme s’entraîne par le seul fait d’être «forme»). On pourrait dire aussi: pas de forme qui ne soit « transforme ». Ou bien: le «trans» est inhérent à la forme.

B. MANCHEV: En définissant le désir comme « accroissement d’être » tu sembles proposer une alternative à la pensée de la transformation du monde. Le désir de transformer le monde serait dans la perspective de ta pensée immanent à la dynamique – modificatrice, modifiant – de l’ « accroissement d’être ». Mais alors le désir – accroissement d’être, comment impulse-t-il le monde à l’époque où l’impératif de la croissance de la production qui englobe le globe, déclenche le processus peut-être irréversible de la destruction du monde ? Qu’est-ce que le monde veut de nous maintenant donc ? Son désir, sa pulsion, seraient-ils un Destruktionstrieb ?

J.-L. NANCY: Oui, il est impossible d’éviter de l’envisager. Comment d’ailleurs pourrait-il en être autrement ? Comment la « poussée » pourrait-elle éviter de se mettre en jeu elle-même comme anéantissante ? Comment le chaos ne serait-il pas toujours à nouveau possible ? Mais nous pouvons désormais savoir cela: que nous pouvons – que le monde peut à travers nous se résoudre en convulsions informes.

B. MANCHEV: Alors la question se pose de savoir comment trancher entre la métamorphose qui abîme aujourd’hui le monde et celle qui le crée – entre le vide où s’abîme le monde et le vide où il a lieu par la création ? Comment faire la distinction entre production et création, entre globalisation et mondialisation (au sens où tu comprends cette notion dans La Création du monde – en tant que devenir-monde du monde) ? Cette question conduit à ce que je viens d’appeler l’aporie de la transformation du monde: si la transformation du monde est sa seule origine, si elle est le nom même de sa création permanente, comment alors faire la différence entre ce monde désastreux qui nous entoure, voire nous étouffe aujourd’hui – et le monde qui émerge ex nihilo dans le mouvement de sa création ?

J.-L. NANCY: La différence tient à l’écartement. Ou bien on étouffe, comme tu dis, et c’est parce qu’il n’y a plus d’écart, plus de distance pour prendre souffle et faire sens (si le sens est dans le renvoi), ou bien on peut respirer et s’envoyer entre nous – entre tous les étants du monde et de formes en formes – des signaux qui ex-priment (comme j’ai tenté de le dire tout à l’heure) la réalité métamorphique du monde.

La respiration – le sens, tous les sens – demande l’écart, cet écart par lequel une forme peut se différencier, se détacher. C’est l’écart comme tel – ou l’espacement, l’éloignement même, la condition du rapport – qui doit être, comment dire ? – pensé, certes, mais aussi désiré, et pratiqué.

L’humanité s’est toujours occupée de cela : les dieux et les arts ne se sont occupés que de ça. C’est-à-dire d’un écartement incommensurable – aussi bien gigantesque que minuscule, aussi bien démesuré que resserré dans l’inframince, aussi bien enthousiaste qu’angoissé – à la «mesure» duquel, seulement, il est possible qu’il y ait rapport, c’est-à-dire, tu l’as compris, ex-istence (et donc «être», si on y tient). Notre question est : que faire sans dieux ni arts (car il faut admettre que nous sommes sans les deux) ? Mais cette formulation est trop simple. Car et « dieux » et « arts » ne sont pas simplement des noms de réalités disparues avec des cultures perdues. Ces noms portent précisément la marque d’une perte, donc avec elle d’une transformation. Il faut les réinterroger. Qu’y a-t-il dans la posture ou dans la signification de ce que nous nommons «divin» et «art» ? Et dans la proximité confuse que les deux ordres entretiennent ?

B. MANCHEV: Évidemment, notre questionnement a un enjeu politique actuel. Tu parles, à la dernière page d’«Urbi et orbi», de «la lutte pour un monde». Tu ouvres là la question de l’agir, en établissant de cette manière un rapport direct entre la notion de création du monde et l’agir politique – la lutte: «Créer le monde veut dire […] rouvrir chaque lutte possible pour un monde» (p. 63). Il se pose alors la question: l’idée de création ex nihilo est-elle «compatible» avec l’idée de la lutte pour un monde ? Comment (continuer à, persister à) créer le monde ex nihilo dans un monde trop saturé qui sature en effet l’ouverture même du monde – dans un monde qui se sature ou se supprime lui-même, qui se détourne de lui-même ou se retourne contre lui-même, et qui n’est ni plus ni moins en train de s’annihiler ?

J.-L. NANCY: Peut-être faudrait-il commencer par reconsidérer l’opposition entre l’annihilation possible et la conservation souhaitable. D’abord en se demandant, précisément, quel terme opposer à l’ « annihilation possible ». « Conservation souhaitable », comme je viens de le dire, est-ce une expression acceptable ? Conserver, cela veut dire quoi ? Garder inchangé ? Mais il n’y a rien de tel au monde qu’un « non-changement ». Il n’y a aucune «conservation». Et peut-être n’y a-t-il rien de moins conservable, ou à conserver, que le monde lui-même si le monde n’est monde qu’à se transformer sans cesse, à se plier et déplier, multiplier en mondes qui tout à la fois s’excluent et s’intriquent, qui se métamorphosent aussi chacun pour soi et entre eux. Qu’appelons-nous par exemple « Occident » sinon un processus de transformation ininterrompu depuis bientôt trente siècles et désormais tellement transformé qu’il ne se reconnaît qu’à peine lui-même ? De toutes parts on cherche à fixer des stabilités, des continuités, des conservations – tout comme, déjà, un des premiers Occidentaux, Platon, regardait avec envie la longue permanence passée des formes égyptiennes. Mais même une permanence comme celle que nous observons, non sans raisons, dans l’Égypte ancienne, relève en partie d’une illusion d’optique : l’histoire de l’Égypte n’a pas été sans péripéties, transformations, évolutions, etc.

Nous avons pris l’habitude d’entendre par « tradition » quelque chose qui ressemble plus à un état qu’à un mouvement, alors que ce mot désigne une transmission et qu’il n’y a pas de transmission sans transformation. La tradition, c’est une transformation de l’héritage, ce n’est pas sa répétition immuable.

(En grec, la tradition se disait metadosis : don transmis, transmission du don et don de la transmission. Un don, c’est-à-dire tout le contraire d’une conservation. Il y a dans le don une ouverture essentielle qui le met à l’écart et au-delà de toute transmission de propriété: ce qui est donné ne l’est pas pour passer de la garde de l’un à la garde de l’autre, il l’est au contraire pour sortir de toute garde, pour devenir un engagement et une aventure, pour engager un autre destin.)

Or nous sommes dans un monde qui se sent dépossédé de sa tradition ou de ses traditions. Nous déplorons la perte du latin et du grec, la perte même du français de bon style (ou de n’importe quelle autre langue!), la perte de tel ou tel aspect de la civilité, la perte de la République, etc. Cela veut surtout dire que nous ne savons plus faire face à la transformation – à la différence de ce qu’étaient capables de faire et de penser ceux qui, entre les XIVe et le XVIe siècles, voyaient se perdre toute une culture scolastique et féodale au profit d’une autre, humaniste et bourgeoise. Nous avons en effet conscience de ne pas être les sujets de nos transformations, alors que nous nous représentons qu’un Érasme, un Rabelais, un Bodin, un Descartes s’éprouvaient comme de tels sujets. Mais nous savons pourtant aussi combien ils étaient peu maîtres, pour finir, de ce qui se tramait à travers leurs temps. Ils servaient des mouvements, des forces, des poussées dont un siècle plus tard les fruits les auraient bien surpris… Aujourd’hui, nous n’avons plus de «progrès»: cette avancée vers un «mieux» disparaît en même temps que son symétrique, le regret d’un «mieux» déposé dans la «tradition» perdue. Ce sont deux postulations symétriques du «mieux» – donc du «bien» – qui sont effacées. Mais la leçon n’est-elle pas que précisément le «bien» ne se désigne ni ne se projette, ne se configure pas, et que c’est à cette infigurabilité que nous avons affaire ?

Ensuite, et de manière conjointe, il faudrait se demander si la destruction possible ne fait pas – structurellement, essentiellement – partie de la vérité pulsionnelle du monde. Comme la mort de la vie. Au lieu de redouter une destruction que nous voudrions imputer à une malignité humaine – nommée «technique» et «capital» – ou bien à un maléfice surhumain – portant les mêmes noms – nous devrions savoir penser que «les civilisations sont mortelles» comme Valéry l’a dit il y aura bientôt un siècle et comme peut-être toutes les civilisations ou cultures l’ont su d’elles-mêmes, obscurément (se protégeant, redoutant les affaissements, les déclins, l’oubli des traditions…).

Sans doute la mort d’une civilisation ne se laisse-t-elle pas beaucoup mieux envisager que celle de l’individu, qui ne peut jamais être intimement convaincu de sa mortalité. Toutefois, la mort d’une civilisation diffère de la cessation d’une vie individuelle. Elle meurt en se transformant, en se transmettant à travers sa propre extinction, en transportant et en transformant quelque chose d’elle qui vit déjà au cœur de l’autre culture inaperçue en train de naître (tout comme, d’ailleurs, quelque chose de l’individu se transporte au-delà de sa mort, trace singulière déposée sur ses proches, déposée dans le monde dont il aura fait, le temps de sa vie, son monde).

Certes nous pouvons avoir le sentiment que devant nous se profile une possible extinction de toute civilisation, de l’homme et de son monde en totalité. Si cela devait être, ce ne serait rien d’autre que la fin du monde: la déliaison intégrale de toute liaison de sens, la cessation de toute espèce de transmission et de transformation. Par définition, il n’y aurait ou il n’y a rien à en dire. Sauf à penser, d’ici là, au sens qu’il peut y avoir dans la possibilité même d’une telle représentation, qui rapporte le monde à lui-même comme à l’injustifiable absolu de sa présence « plutôt que rien », et retournant au rien.

B. MANCHEV: Ma dernière question sera alors celle de la praxis transformatrice de la philosophie. (Je note en passant que tu abordes cette question, avec référence à Marx, dans La Création du monde: « e sens est toujours dans la praxis» – le monde est donc à inventer par la praxis (p. 61-63) ; la question de la praxis occupe également une place centrale dansVérité de la démocratie.) À cet égard, une critique intransigeante de la philosophie académique – qui ne véhicule pas autant un oubli de l’être qu’un oubli de l’agir dans le monde – s’impose. La philosophie a-t-elle raté sa chance de devenir le nom exemplaire de la praxis transformatrice du monde (comme le suppose Adorno dans la Dialecique négative: «Après que la philosophie eut manqué à la promesse de ne faire qu’un avec la réalité ou de se trouver sur le point de la produire, elle est contrainte de se critiquer elle-même sans ménagement.», p. 13) ? Est-ce que la philosophie, au-delà d’être une pensée du monde, devrait (ré)inventer les modes pour (re)devenir une praxis transformatrice du monde ? Le désir d’une praxis ? La praxis d’un désir ?

J.-L. NANCY: Ce que je viens de te dire auparavant revient d’une certaine manière – obscure, tortueuse, incertaine s’il en est – à tenter de laisser passage à un désir neuf, en effet: le désir de se rapporter à une mortalité ou à une finitude du monde qui nous délivre du souci tenace et angoissé de penser le sens (le sens du monde, le monde en tant que sens) comme un contenu de savoir, comme une signification (nature, histoire, destin, homme, dieu…). Mais de le penser comme renvoi mutuel des existants au sein d’un ensemble qui lui-même n’existe que suspendu sur rien, sur aucun fond ni même sur aucun abîme – car il faut écarter autant les fantasmes de vertige que les fantasmes de fondement. Un sens qui par lui-même n’est rien qu’une résonance brève au milieu de rien, l’espace-temps de notre apparition-disparition. Cela pensé sans ironie, sans arrière-plan de scepticisme ou de nihilisme, mais au contraire dans la joyeuse affirmation d’une éternité éphémère. Nietzsche est encore ici tout près de nous. Et c’est bien d’une praxis qu’il s’agit. Ce ne sont pas – pas seulement – des thèmes de pensée: ce sont des postures, des affects, des actes. C’est toute une tonalité qu’il faut laisser résonner. C’est-à-dire aussi des passions. À supposer qu’il faille encore remettre sur le métier le mot «philosophie» – et pour autre chose que pour l’incliner sous la «pensée» (à la Heidegger) ou bien pour le retourner (à la Deleuze) en «misosophie» – alors ce doit être pour redonner au philein toute la charge d’Éros que Platon aurait dû y avoir placée une fois pour toutes. Ce qu’il en est de la sophia ne peut que venir ensuite, et dans la dépendance de cette érotique, de ce goût (philia) au sens de désir, de penchant voire de pulsion qui seul fait droit à l’exigence de penser. La sophia ne peut être qu’un «objet de désir», c’est-à-dire un «sujet» par qui le désir est suscité: un corps.

Il faudrait comprendre la philosophie comme le désir d’un corps, c’est-à-dire de ce qui ne se donne – ou ne se prend – qu’en faisant toujours plus reculer la possibilité d’en posséder ni la forme, ni le fond, étant précisément lui-même exposition d’un insondable. Pouvons-nous parler d’un corps aujourd’hui désirable du monde, de l’existant ? Pouvons-nous le faire à la manière dont nous pouvons nous représenter qu’il y eut un corps « grec », un « latin », un « andalou» et un « juif » – des corps dont nous connaissons tout au moins quelques senteurs, quelques sonorités, quelques façons de toucher ? Et un corps « chrétien », et un corps « savant », un « conquérant », un corps d’ingénieur et un de juriste ?… Mais nous ne savons plus comment approcher un corps qui serait nôtre. Nous voyons partout des esprits : des points sans dimension animés de visées, d’efficaces, de fins-et-moyens.

https://www.cairn.info/revue-rue-descartes-2009-2-page-78.htm

L’ALTERATION DU MONDE, TRADUIT EN JAPONAIS

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Boyan Manchev

L’ALTÉRATION DU MONDE. POUR UNE ESTHÉTIQUE RADICALE

Paris, Éditions Lignes, 2009

*

Traduction Japonaise:

世界の他化

ラディカルな美学のために

Traduit du français par Yumiko Yokota et Shiko Ioka

Tokyo, Hosei University Press, 2020

De la philosophie, oui, et de la plus pure. Et pourtant: il y a dans ce livre une vitesse, une puissance d’affirmation, une brutalité presque, aussi peu professorales que possible. Il y a beau y être question de Heidegger, Merleau-Ponty, Levinas, etc., c’est de Bataille, dont il y est davantage question encore, que ce livre tire ces qualités rares, et fort prometteuses. Un Bataille comme il n’a pas encore été lu ou pas assez et pas assez radicalement – pas assez radicalement en philosophe, le philosophe qu’il fut, le fût-il sur un mode «extravagant». Croyait-on connaître cette œuvre, on la découvre encore.

Michel Surya

L’Altération du monde mise sur un matérialisme radical. Alors que le monde s’altère chaque jour sous nos yeux, Boyan Manchev revendique, à la suite de Georges Bataille, le concept d’altération en tant que concept moteur d’une axiomatique aïsthétique, pour penser le monde dans son altération, en tant que cette altération même.

L’Altération du monde n’est pas un livre sur Bataille mais un livre à partir de Bataille. C’est vrai, son œuvre y est abordée dans le contexte de la philosophie de son époque – dans son rapport à la phénoménologie en général, à Husserl, à Bergson, à Heidegger, à Levinas, à Blanchot, à Merleau-Ponty, à Lacan. Avec la perspective ouverte par sa pensée, Bataille participe de plein droit (on ne l’a qu’assez peu soutenu) à la profonde transformation de la pensée philosophique moderne; non seulement il contribue aux questionnements principaux de son temps, mais il traduit aussi l’exigence de l’époque d’une manière à la fois intuitive et exemplaire. Or l’œuvre de Bataille fonctionne avant tout comme une modalité critique de la pensée, comme une perspective.

Boyan Manchev désigne la méthode de Bataille – visant à relancer l’effectivité philosophique – par le terme de surcritique. Le noyau de cette méthode, et par conséquent du livre dans son ensemble, n’est autre, on l’a vu, que le concept d’altération, introduit par Bataille dans le contexte de sa réflexion sur les «origines de la représentation figurée». Ce livre prétend en mesurer les conséquences, en l’expérimentant suivant trois modes, qui pour être différents n’en sont pas moins liés:

  1. Une axiomatique de l’expérience sensible, indissociable d’une vision de la matière et développée à partir du concept d’altération. Dans cette perspective, s’ouvre la question d’un matérialisme héraclitéen, «bas» selon le terme de Bataille: un matérialisme qui comprend la matière non pas en tant que substance en puissance mais en tant que puissance altérante.
  2. Une (sur)critique de la représentation et de sa visée «ocularcentrique» (selon le terme de Martin Jay), qui s’articule à l’égard de la critique radicale de la représentation effectuée par la modernité philosophique et artistique et, plus particulièrement, par la phénoménologie. Dans cette perspective, l’altération sera pensée en tant qu’alternative à l’opposition représentation-expression, alternative qui dynamise le champ esthétique.
  3. Une éthique radicale, dans la mesure où l’aïsthétique de l’altération débouche néces-sairement sur la question de l’autre. Ce qui pose la question du rapport du champ éthique au champ politique à travers une confrontation des visions de Bataille et de Levinas.

L’essentiel dans ce parcours consiste à éclaircir, à travers le nœud de l’altération, l’articulation commune de ces trois champs. Pour cela, l’auteur revendique une (paradoxale) non-disciplinarité méthodologique, dont Bataille est sans doute le représentant exemplaire. La perspective ouverte par le travail critique sous chacun de ces trois modes débouchera ainsi sur une prise de position par rapport à quelques-uns des questionnements déterminants de la philosophie contemporaine – le débat esthétique autour de la représentation; le débat éthique – politique au fond –, autour de la figure de l’autre; et le débat ontologique. Le fil rouge de ce trajet conceptuel est assuré par l’analyse critique du champ du visible – la vision, le regard ainsi que la figure du visage –, qui s’est réservé le statut d’accès privilégié à l’être. Cette analyse critique mène ainsi à une surcritique de l’expérience de l’être.

Les trois modes sont développés dans une perspective ontologique transformée qui ne manque pas d’affronter le monde dans son altération actuelle. Penser donc le monde dans son altération, en tant que cette altération même, veut dire suivre le geste surcritique de Bataille: briser l’oubli de la philosophie disciplinaire qui est l’oubli de l’agir dans le monde. Bataille brise cet oubli en réduisant les actualisations disciplinaires figées en formes discursives pour les ramener à leur puissance énergétique, opération que Manchev nomme illustration. L’illustration n’est pas le nom de la négativité du concept; elle est plutôt le degré intense de son effectivité: la transformation énergétique de la matière conceptuelle. L’illustration est une opération effective qui brise les chaînes de l’équivalence par la perspective de l’agir. Elle rouvre la puissance transformatrice du concept, non pour poser de nouveau l’exigence de transformer le monde mais pour transformer sa transformation.

«Selon Adorno, écrit Boyan Manchev pour présenter son livre, la dernière philosophie est celle où les concepts se transforment en images. L’illustration surcritique trace dès lors la limite de la philosophie: l’épithète de “dernier philosophe” s’accorde à Bataille mieux qu’à Hegel ou même à Nietzsche. La dernière philosophie n’est pas celle qui achève mais celle qui altère.»

BOYAN MANCHEV’S THE ALTERATION OF THE WORLD, TRANSLATED IN JAPANESE

A philosophical book, purely so. Yet again, a book guided by speed, by an affirming, almost brutal power – as little academic as possible. 

With these words the French writer and philosopher Michel Surya presents the book The Alteration of the World (L’altération du monde) written by Boyan Manchev. Issued in 2009 by the famous Parisian publishing house LignesThe Alteration of the World proclaims the idea of change as an immanent force of the world – an idea grounded in what the book elaborates as a program of radical aisthetic materialism. Its Japanese translation is made by the young Japanese philosopher Yumiko Yokota and comes as a result of nearly ten years of efforts.   Boyan Manchev’s first book in Japanese is published by “Hosei” University Press in the most prestigious Japanese series on contemporary philosophy Universitas which also brought out the works of Jacques Derrida, Gilles Deleuze, Paul Ricoeur, Hans-Georg Gadamer, Jürgen Habermas, Michel Serres etc.

As the world changes every day before our eyes, Boyan Manchev’s The Alteration of the World affirms the idea of change as the driving force of an alter-ontology which insists that the world be thought as a process of change, as this very change itself. (Announcement of the French edition)

„The ultimate philosophy is not the one that brings completion but the one that brings change.“ (Boyan Manchev)

—-

Boyan Manchev in conversation with Amandine André and Emmanuel Moreira for Au bout de souffle :

L’altération du monde, Boyan Manchev

The introductory part of Boyan Manchev’s foreword (written in 2017) to the Japanese edition of The Alteration of the World is available to read here.

The alteration of the world: on alter-ontology 

To my Japanese friends 

World horizons: metamorphoses 

What is the fate of matter in a world where a quasi-organic substance domineers over the alienated, plundered, mutilated world that is becoming a negation of the world? Where with each passing day the monstrous shadow of an immaterial Leviathan advances upon a breathless earth? What remains of our bodily matter, our desire and thinking, of the world’s matter? What are the forms and modalities, by virtue of which the world’s matter always traverses us, operates within us, restricts and governs us, yet gives a body to the potentiality for resistance, for pleasure, for freedom? Is it still possible to have a materialist frame of mind in this seemingly immaterial world?  

The question of materialism is the crucial question of today’s philosophy. Hence, this question is posed urgently and, as always, imperatively but under new, radically transformed conditions. Nowadays, we are forced to consider the possibility – a repulsive one, even if only in a hypothetical form – for a “transformation of the human being”, yet not so much in the sense of the new “transhumanisms”, as in the sense of the new political anthropotechniques: the life forms or, if we prefer so, the doubles, the daemons of life forms and their intrinsic plasticity presently become more and more seized and appropriated, so as to be substantialised – reduced to an yielding substance, to the matrix of a new form of standardised production.   

But then again, what is this materialism in question? What kind of materialism and in relation to what matter?

On a transformational materialism 

In order to offer a response to these questions, The Alteration of the World relies on a radical type of materialism. Published a decade ago, yet written in 2004-2005 (the manuscript rested in wait for the revival of the legendary publishing house Lignes, founded and headed by Michel Surya, the truest follower of George Bataille’s work), The Alteration of the World tried to resuscitate the question of materialism in today’s political and philosophical context and to outline the course of a modal ontology of existence: an alter-ontology. Its leading objective was to affirm – in the midst of the world’s transformation – the idea of the world as transformation itself: against change – the betrayal, if not the abolition – of the world, so as to affirm the world as change. Thus, the pioneering pledge of The Alteration of the World consisted in opening up the horizon for a new materialism and a new ontology to come, at a time when in the French and European contexts neither ontology, nor materialism existed as self-evident philosophical projects, irrespective of the powerful programs of Gilles Deleuze and later on Alain Badiou: it was not ontology, even less materialism, that was the battle-cry of the day.    

After the publication of The Alteration of the World, in the course of the last decade we witnessed the emergence of a whole series of new “tendencies”, often well mediated by the new relational means of current cultural economies that endeavour to react or respond to this new condition: “new” empirical philosophies, materialisms, transhumanisms etc. that, although defined by the exigency of our altered situation, are often tacitly controlled and even subordinated by it insofar as the new cultural economies they belong to constitute their symptom. Transformational materialism therefore sets itself the goal to act within stark opposition to the relational and/or “social” turn of recent decades: the dynamic exigence of matter (and) things opposes the performative relations of the network age. The secret exigence of things, the exigence of forces and desires, the exigence of freedom and justice demandingly resists the everywhere dominant reality of performative capitalism. Instead of coping with a sterile fixation on “relationality” or the instrumental relations, today we must face the complex processes, the agents and the operations, the complicated techniques and forms of production and organisation whose understanding would be the only means of achieving the transformation of the initial conditions.  

Here we may give the symptomatic example – the tendency obscurely defined as “object-oriented philosophy”, characterised by the attempt to oppose Kant’s alleged idea of the correlation between the objects of knowledge and human consciousness, hence – between essence and existence, so as to reverse it via the insistence on the ontological equivalence of the relations among the objects. Clearly and openly defying these new para-materialistic and quasi-materialistic obsessions even prior to their formulation, The Alteration of the World affirms the fact that the question of the world’s matter, of matter’s modes of expansion and transformational intensity, as well as the underlying question about the “objects” or “things”, is a question of crucial significance, inasmuch as it is a continuation and radicalisation of the question of subjectivity, i.e. of the agents and the forces. Furthermore, this question radicalises the political problem of decision, of discontinuance and of change. Instead of debating over “simple”, substantial or quasi-substantial things and relations (transformed into products), we must reformulate the question about the agents and the subjectivities, therefore the question about the conditions of change, of differing and ultimately – of decision (κρίσις).

Today we do not require a putative overcoming of Kant (who was blamed for the “correlationist” turn, even though Kant’s transcendental revolution is precisely an incision of any possible correlationism); on the contrary, today we face the necessity of formulating a new radically critical – surcritical – philosophy that would confront the things of the world not as phenomena of human consciousness but as subjective agents, as interspersing stellar nebulae of consciousnesses. We cannot exclude the forces, the dynamics and power of the chaos and the cosmos. Hence, our objective is to confront the things as agents of complex hetero-simultaneous processes, such that we ourselves compose through our activities. Transformational materialism establishes the preconditions for understanding of and experimenting with the poietic and the auto-poietic potentiality of things. There is no thing in stasis. Things are agents – acts, effecting a transformation of groups of conditions composed by certain forces.

Hence, the crucial questions of philosophy, science and modern politics are the following ones: What is subject, or more generally – what is agent? What is process? What is change? What remains unchanged? What is matter that persists in time and what is this matter in question? What is persistence? What is decision? What is the power of desire? What is the desire of things, the desire of matter itself? 

*

This is why meteors must be understood as things of the world that traverse us, these metamorphic, dynamic, changeable, fluid bodies, disorganised, inert, quick, passing or persisting bodies that inhabit us, possess us, surpass us, stellar bodies that swarm within us, that are much too many, just like our brain cells, like the inorganic organs in our bodies, like the invisible prostheses that precede and exceed us as daemons of another age, of the other of time, as doubles of ourselves, secret, yet demanding, random, indispensable. The meteors, these celestial bodies or earthly stars that are no things or processes. Let us be possessed by them: they bring a different concept of matter that draws its force from the forces, the energy and the modalities that existed before the substance – by the accidental detour, clinamen – the intrinsic movement of meteors, (their) one and only substance, their dazzling matter.

The alteration of the world must not betray the world – it must change the world.

Translated from the French by Filip Stoilov

L’ALTÉRATION DU MONDE

Boyan Manchev

L’ALTÉRATION DU MONDE. POUR UNE ESTHÉTIQUE RADICALE

Paris, Éditions Lignes, 2009

*

Traduction Japonaise:

世界の他化

ラディカルな美学のために

Traduit du français par Yumiko Yokota et Shiko Ioka

Tokyo, Hosei University Press, 2020

De la philosophie, oui, et de la plus pure. Et pourtant: il y a dans ce livre une vitesse, une puissance d’affirmation, une brutalité presque, aussi peu professorales que possible. Il y a beau y être question de Heidegger, Merleau-Ponty, Levinas, etc., c’est de Bataille, dont il y est davantage question encore, que ce livre tire ces qualités rares, et fort prometteuses. Un Bataille comme il n’a pas encore été lu ou pas assez et pas assez radicalement – pas assez radicalement en philosophe, le philosophe qu’il fut, le fût-il sur un mode «extravagant». Croyait-on connaître cette œuvre, on la découvre encore.

Michel Surya

LAltération du monde mise sur un matérialisme radical. Alors que le monde s’altère chaque jour sous nos yeux, Boyan Manchev revendique, à la suite de Georges Bataille, le concept d’altération en tant que concept moteur d’une axiomatique aïsthétique, pour penser le monde dans son altération, en tant que cette altération même.

LAltération du monde n’est pas un livre sur Bataille mais un livre à partir de Bataille. C’est vrai, son œuvre y est abordée dans le contexte de la philosophie de son époque – dans son rapport à la phénoménologie en général, à Husserl, à Bergson, à Heidegger, à Levinas, à Blanchot, à Merleau-Ponty, à Lacan. Avec la perspective ouverte par sa pensée, Bataille participe de plein droit (on ne l’a qu’assez peu soutenu) à la profonde transformation de la pensée philosophique moderne; non seulement il contribue aux questionnements principaux de son temps, mais il traduit aussi l’exigence de l’époque d’une manière à la fois intuitive et exemplaire. Or l’œuvre de Bataille fonctionne avant tout comme une modalité critique de la pensée, comme une perspective.

Boyan Manchev désigne la méthode de Bataille – visant à relancer l’effectivité philosophique – par le terme de surcritique. Le noyau de cette méthode, et par conséquent du livre dans son ensemble, n’est autre, on l’a vu, que le concept d’altération, introduit par Bataille dans le contexte de sa réflexion sur les «origines de la représentation figurée». Ce livre prétend en mesurer les conséquences, en l’expérimentant suivant trois modes, qui pour être différents n’en sont pas moins liés:

  1. Une axiomatique de l’expérience sensible, indissociable d’une vision de la matière et développée à partir du concept d’altération. Dans cette perspective, s’ouvre la question d’un matérialisme héraclitéen, «bas» selon le terme de Bataille: un matérialisme qui comprend la matière non pas en tant que substance en puissance mais en tant que puissance altérante.
  2. Une (sur)critique de la représentation et de sa visée «ocularcentrique» (selon le terme de Martin Jay), qui s’articule à l’égard de la critique radicale de la représentation effectuée par la modernité philosophique et artistique et, plus particulièrement, par la phénoménologie. Dans cette perspective, l’altération sera pensée en tant qu’alternative à l’opposition représentation-expression, alternative qui dynamise le champ esthétique.
  3. Une éthique radicale, dans la mesure où l’aïsthétique de l’altération débouche néces-sairement sur la question de l’autre. Ce qui pose la question du rapport du champ éthique au champ politique à travers une confrontation des visions de Bataille et de Levinas.

L’essentiel dans ce parcours consiste à éclaircir, à travers le nœud de l’altération, l’articulation commune de ces trois champs. Pour cela, l’auteur revendique une (paradoxale) non-disciplinarité méthodologique, dont Bataille est sans doute le représentant exemplaire. La perspective ouverte par le travail critique sous chacun de ces trois modes débouchera ainsi sur une prise de position par rapport à quelques-uns des questionnements déterminants de la philosophie contemporaine – le débat esthétique autour de la représentation; le débat éthique – politique au fond –, autour de la figure de l’autre; et le débat ontologique. Le fil rouge de ce trajet conceptuel est assuré par l’analyse critique du champ du visible – la vision, le regard ainsi que la figure du visage –, qui s’est réservé le statut d’accès privilégié à l’être. Cette analyse critique mène ainsi à une surcritique de l’expérience de l’être.

Les trois modes sont développés dans une perspective ontologique transformée qui ne manque pas d’affronter le monde dans son altération actuelle. Penser donc le monde dans son altération, en tant que cette altération même, veut dire suivre le geste surcritique de Bataille: briser l’oubli de la philosophie disciplinaire qui est l’oubli de l’agir dans le monde. Bataille brise cet oubli en réduisant les actualisations disciplinaires figées en formes discursives pour les ramener à leur puissance énergétique, opération que Manchev nomme illustration. L’illustration n’est pas le nom de la négativité du concept; elle est plutôt le degré intense de son effectivité: la transformation énergétique de la matière conceptuelle. L’illustration est une opération effective qui brise les chaînes de l’équivalence par la perspective de l’agir. Elle rouvre la puissance transformatrice du concept, non pour poser de nouveau l’exigence de transformer le monde mais pour transformer sa transformation.

«Selon Adorno, écrit Boyan Manchev pour présenter son livre, la dernière philosophie est celle où les concepts se transforment en images. Lillustration surcritique trace dès lors la limite de la philosophie: l’épithète de dernier philosophe saccorde à Bataille mieux qu’à Hegel ou même à Nietzsche. La dernière philosophie nest pas celle qui achève mais celle qui altère.»

HIVER : SORCIÈRES, COMÈTES

Boyan Manchev

HIVER : SORCIÈRES, COMÈTES. LIVRE D’HEURES FANTASTIQUES, I

(En bulgare)

Titre original :

ЗИМА: ВЕЩИЦИ, КОМЕТИ. ФАНТАСТИЧЕН ЧАСОСЛОВ, I

Sofia, Metheor, 31 October 2020

Hans Baldung Grien, Zwei Hexen, 1523, Städel Museum, Frankfurt
Première de Hiver : Sorcières, comètes (30 octobre 2020, cinéma Vlaikova)

L’étoile du philosophe

À Jean-Luc

 

L’étoile du philosophe est ardente

Né en juillet, il n’échapperait pas à la loi de l’excès

Or l’excès c’est l’existence même

dont le coeur ardent est dignité

Double, elle dit le double tact de l’existence

L’étoile de la philosophie

La philosophie double obscur de la vie, Étoile-gardienne

Elle peut dompter son excès, ou en excéder l’excès même

Toujours est-il que c’est un double obscur

étoile double, daimon sidéral

double battement, 

musique inimaginable des astres,

vie philosophie étoilée

 

21 – 22 juillet 2020

Les sorcières du temps

Hans Baldung Grien, Sorcières, 1508

Hans Baldung Grien, Sorcières, 1508

Les sorcières du temps, elles fument à travers nous, elles fument comme l’axe du temps. Regardez-les comment elles font flotter leurs crinières noires dans le ciel, comment chevauchent-elles les chats cracheurs de feu, comment elles pelotent la matière nocturne, la chair du nuage, ces corps éthériques lourds, ces substances non-maîtrisables, irréversibles, invraisemblables, irrésistibles.

Elles règnent sur la tempête, sur le volcan, sur les nuages. Elles sont la menace muette de l’atome, elles brisent le noyau comme un accélérateur, un paraphernal nucléaire. Chaque instant dans leur tube est une constellation de temps, un brisement de galaxies. L’œuf de chèvre, le lait noir du chat, le bébé de la sorcière, voici, la crème des galaxies noires caille. Le plat des sorcières fume comme un volcan, fume la mandragore et le crépuscule la lèche avec une langue affamée, et les souris sonnent comme des perles sur les flacons de malice alchimique.

Les sorcières de Baldung Grien nous visitent nuit et jour, tôt le matin, souvent de manière inattendue mais toujours rythmée. Ce sont des miracles qui respirent la chair et dégagent de la fumée, imbibés de branches de saule rosé et de feuilles d’automne rouillées. Mes sorcières, sorcières indifférentes, beautés maléfiques, troncs de joie sombre, faites un détour ici dans le coin du temps, courbez de plus en plus l’espace ici, resserrez-le. Non, ne soyez pas sensibles, ne vous soumettez pas à l’art du magicien. Tout comme vous, je suis une âme agitée, tout comme vous, chair rayonnante et ténèbres, rien à voir avec l’homme.

Extrait de Boyan Manchev, Les sorcières du temps, 31 octobre  2014

Le bûcher du dieu Pan

mai 1945 – mai 2020

Ce jour-ci, le *** mai, il y a 75 ans, le Grand dieu Pan a été brûlé à mort.

Ce jour-ci, à la toute fin de la Seconde Guerre mondiale, quelques jours après la chute de Berlin et à la veille de la reddition de l’Allemagne nazie, lors d’un incendie inexpliqué à Flakturm Friedrichshain, une tour de défense aérienne en béton construite en 1941 par les nationaux-socialistes dans le parc berlinois de Friedrichshain, une partie de la collection de la Galerie de peinture de Berlin (alors le Musée Kaiser Friedrich) a été détruite. Afin d’être protégé par les hostilités, un grand nombre d’œuvres d’art ont été cachées à l’intérieur de la tour prétendument indestructible. Parmi eux, à côté des œuvres de Donatello, Michel-Ange, le Tintoret, le Caravage, Van Dyck, Rubens, se trouvait l’une des œuvres les plus énigmatiques des temps modernes – la peinture qui a été provisoirement décrite comme L’école de Pan de Luca Signorelli.

La peinture perdue de Signorelli était une vaste toile de 194 cm / 257 cm, un format exceptionnellement impressionnant pour la fin du Quattrocento. Cette peinture était l’une des plus grandes de l’époque. Elle a été exécutée à la fin du XVe siècle, vers 1490, sur la commande de nul autre que Lorenzo le Magnifique lui-même, et était probablement l’une des œuvres les plus estimées de sa collection.

Le « Pan » de Signorelli comprend six figures centrales divisées en deux groupes. Au centre du tableau se trouve le jeune dieu Pan : un beau jeune homme aux cheveux longs et sans barbe, la tête inclinée en réflexion, qui n’a apparemment rien à voir avec le zoomorphisme archaïque de la divinité arcadienne, à l’exception de ses pattes de chèvre. Le dieu est nu, couvert d’un manteau brodé d’étoiles ; il est assis sur un trône rocheux, les jambes écartées de face, entouré de sa suite. Il est sans cornes, mais couronné d’un croissant de lune à deux cornes. Pan est en compagnie de deux personnages – un homme âgé lui parlant la tête inclinée dans sa direction et un jeune homme jouant de la flûte, tandis que le premier plan est occupé par trois personnages étranges : une femme nue debout, un jeune homme couché et un autre vieil homme appuyé sur un bâton, les yeux en avant. Le dieu écoute le vieil homme qui se penche dans sa direction. Pan tient également un bâton ou un sceptre, son autre main reposant sur sa cuisse. Quel est le sujet de la peinture? Est-ce une allégorie? Une allégorie de quoi? Nous ne pouvons pas le savoir avec certitude. Ses titres descriptifs ultérieurs étaient évidemment fondés sur différentes hypothèses. Cependant, aucun d’entre eux n’est vérifiable, encore moins les interprétations allégoriques qui seront discutées plus loin. Les descriptions dominantes qui suivent les titres du tableau comprennent : L’éducation de Pan ou L’école de Pan et La Cour de Pan.

Après l’époque des Médicis, on ne trouve aucune trace de la peinture pendant près de deux siècles, jusqu’à ce qu’elle ne réapparaisse au Palazzo Pitti à la fin du XVIIe siècle. En 1869, le tableau a été découvert dans le grenier du Palazzo Corsi par l’artiste et restaurateur Angelo Tricca ; entre-temps, les corps nus se sont vus recouverts de « cache-sexes ». Tricca leur a rendu leur aspect d’origine, scandalisant ainsi le propriétaire du tableau, le cardinal Corsi, d’où la décision de sa vente. Après de nombreuses mésaventures, notamment le refus de la Galerie Nationale de Londres de l’acheter, à cause de son caractère indécent, le tableau est acheté par Wilhelm von Bode, qui l’expose à la Galerie de peinture de Berlin en 1873. À la fin du siècle Bode en deviendra le directeur, tout comme fondateur du Musée Kaiser Friedrich, où « Pan » se trouvera à la veille de la Seconde Guerre mondiale.

Le feu

Les informations sur le tableau et sa disparition disponibles aujourd’hui sont fragmentaires et confuses. Étonnamment, les successeurs légaux du Musée Kaiser Friedrich (à présent le Musée Bode) ne fournissent pas d’informations détaillées sur les œuvres d’art perdues. À ce jour, les informations les plus complètes et les plus systématiques sont offertes par le Centre allemand pour la recherche des œuvres d’art perdues de Magdebourg (Deutschen Zentrum Kulturgutverluste), qui gère également une base de données importantes. Me fondant sur cette base de données et quelques articles de l’époque, je vais exposer ici les détails connus concernant la destruction du « Pan » de Signorelli.

Les bombardements alliés dans la nuit du 20 décembre 1940 ont frappé le quartier autour de Museuminsel, l’Île aux musées, située au cœur de Berlin. En raison des préoccupations de la direction du musée, une décision sans précédent a été prise, notamment de transférer les œuvres d’art dans deux des Flaktürme de Berlin. Elles étaient alors considérées comme indestructibles. La plupart des Flaktürmе, construites à Berlin, à Vienne et à Hambourg existent encore à ce jour : elles peuvent être vus dans le parc Humboltdhain à Berlin, dans le centre-ville de Vienne et de Hambourg. La relocalisation des œuvres d’art à Friedrichshain a commencé en septembre 1941. À cette fin tout le premier étage du bâtiment, puis les locaux des deuxième et troisième étages, ont été utilisés. La relocalisation a été achevée en septembre 1942 et certains tableaux de grand format provenant des dépôts du musée ont été transférées un peu plus tard. Parmi eux se trouvait probablement le « Pan » de Signorelli, bien que des données précises ne puissent être trouvées. En raison de l’avancement des troupes soviétiques sur le front de l’Est, l’administration du musée, après avoir consulté les ministères responsables, a décidé de déplacer les œuvres d’art en dehors de Berlin, à la mine de sel Kaiseroda en Thuringe, mais seulement un mois plus tard, la décision a été annulée pour des raisons de sécurité. Selon la base de données des œuvres d’art disparues, dans la tour de Friedrichshain il ne restait que 434 peintures, pour la plupart de grand format, car leur taille ne permettait pas leur transport dans des chariots de mine. Après la chute de Berlin le 2 mai 1945, la Flakturm a été remise à l’Armée rouge. Les 4 et 5 mai, les gardiens du musée ont été autorisés de nouveau à accéder à la tour. Quelles que soient les mesures prises pour la protéger, un incendie a éclaté dans la salle de stockage le 6 mai, engloutissant tout le premier étage, probablement avec un grand nombre de peintures. Après l’incendie, le contrôle de la tour a apparemment pris fin. Des civils y ont été aperçus. Une semaine plus tard, entre le 14 et le 18 mai 1945, toujours dans des circonstances inexpliquées, un deuxième incendie a éclaté, détruisant entièrement l’intérieur de la tour. On ne pourrait pas savoir avec certitude lequel des deux incendies avait détruit le « Pan » de Signorelli. La tour a été détruite en 1946 par l’Armée rouge. Les débris ont été recouverts de terre et transformés en collines gazonnées et boisées dans le parc public de Friedrichshain.

Aujourd’hui, la peinture n’est connue que par les quelques photographies conservées en noir et blanc (dont la plus importante est la reproduction professionnelle en noir et blanc de l’album du musée Kaiser Friedrich), ainsi que par une des rares photographies en couleur de la collection, mais dans un format plus petit et de qualité assez modeste.

C’est ainsi que l’image la plus insolite et étonnante du dieu personnifiant la nature a disparu au milieu des flammes à l’intérieur d’une structure en béton monstrueuse à la fin de la guerre la plus monstrueuse sur la terre habitée jadis par le Grand dieu Pan.

*

Les circonstances inexpliquées autour de la catastrophe pourraient sans aucun doute nourrir toutes sortes d’hypothèses fantastiques et inspirer l’imagination d’un nouveau Dan Brown. Cependant, les  banales fantaisies conspirationnistes ne sont guère comparables au destin fantastique de l’une des œuvres les plus étonnantes et les plus énigmatiques des temps modernes.

Ce fil autonome du blog est dédié à la peinture énigmatique de Signorelli et à son destin mystérieux, ainsi qu’à sa disparition inexplicable. Les textes qui suivent ne traitent ni de l’histoire de l’art, ni de la recherche historique – ils constituent un laboratoire de fantastique philosophique. Sa fin ultime est le nouveau volume de la série Fantastique Philosophique, qui serait intitulé Le retour de Pan. Pour commémorer l’anniversaire de l’incendie du « Pan » de Signorelli, nous nous consacrerons ici au retour du Grand dieu Pan.

6 mai 2020

Panique

En plein midi d’été torride, au moment apparemment le plus banal de la journée, lorsque le temps suit son cours habituel comme si rien ne pouvait jamais le briser, lorsque le danger ne s’imagine même pas, tout à coup c’est comme si tout se figeait : le temps s’arrête. Le moment se fige : comme si les ailes des papillons frétillants autour des fleurs printanières se pétrifiaient, comme si le bourdonnement des abeilles se figeait, comme si l’air cessait de vibrer, tout à la fois en mouvement et en arrêt. Le temps s’est arrêté. Qu’est-ce que c’est ?

Qu’est-ce que c’est ? Quelle est cette sensation ? Quelle est cette paralysie du normal ? Quelle est cette force extraordinaire qui fait le temps sortir de ses gonds pour rester paralysé ? Qu’est-ce qui rompt le cours du printemps ?

Les Grecs ont donné un nom à cet instant figé, suivi de sensation de danger imminent, d’horreur paralysante. On l’appelle la panique : Πανικός, « de Pan ». Le mot « panique » désigne la proximité du dieu Pan.

* * *

La panique c’est l’approche de Pan. Pan guette, invisible, mais omniprésent.

Il est dans les ailes du papillon frétillant, dans les branches pendantes du saule pleureur, se balançant sur le ruisseau, il est dans les contours instamment gelés de la brume estivale – au-dessus du ruisseau, dans la broussaille, dans cette forêt brûlée du soleil, juste là dans la clairière, entourée de sapins sombres, perçant à travers le ciel incandescent. Là-bas, dans les buissons, là, partout, tout autour. Ici.

Pan : c’est ici. Ici : panique.

La liberté sauvage et la nature à venir

L’idée de liberté sauvage exige une radicalisation de la philosophie. Pour faire face à la liberté sauvage, la philosophie devrait s’aventurer dans une voie fantastique, devenir une philosophie fantastique ; même plus : une fantastique philosophique. La voie de la philosophie fantastique est également la voie d’une radicalisation surcritique, fantastique elle aussi, de la critique kantienne – une radicalisation, opposée à la fois au kantisme « standard », c’est-à-dire à l’hypostasiation du rapport sujet-objet comme la dichotomie homme-nature, et aux nouvelles ontologies anti-kantiennes, tenant Kant responsable du “tournant anthropocentrique” de la philosophie moderne.

En voici un example éloquent, venant en plus de deux auteurs qui ont eux-mêmes effectué un tournant dans le rapport entre la philosophie et la science, en marquant ainsi mon propre parcours : « [C]’est la tentative de parler du monde sans en passer par le tribunal kantien, sans mettre au centre de leur système le sujet humain défini par ses catégories intellectuelles, sans soumettre leur propos au critère de ce que peut penser, légitimement, un tel sujet. Bref, il s’agit de penseurs précritiques ou acritiques. » (Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, La nouvelle alliance. Métamorphose de la science, Paris, Gallimard, 1986 p. 387 [Il s’agit de Lucretius, Leibniz, Bergson, Whitehead, Serres et Deleuze]). Le même malentendu ne se voit-il pas répété, voire aggravé, par les tendances récentes de l’anthropologie « perspectiviste » ou « multinaturaliste » et du « réalisme spéculatif » ? L’anthropologue brésilien Eduardo Viveiros de Castro, dont les propositions théoriques me sont proches sous plus d’un aspects, propose tout un “front uni anti-kantien” dans son article “Transformation in Anthropology, Transformation of Anthropology” (2012, publié donc après la publication de la version originale de ce texte) : “One should not be surprised (…) that Amerindian ethnography for example, shows stunning points of convergence with what Pierre Montebello has called “the other metaphysics”; that undercurrent of thought alien or antagonistes to the Kantian revolution that (…) converted all ontological issues into epistemological concerns, and subordinated all questioning of the real to the issue of our conditions of access to it – what is today called the “correlationist hypothesis” (Eduardo Viveiros de Castro, “Transformation in Anthropology, Transformation of Anthropology”, in The Forest and the School, ed. by Pedro Neves Marques, Berlin: Archive Books, 2014, p. 582-583). Compte tenu du fait que l’appareillage théorique de l’anthropologie « perspectiviste » a été développé en grande mesure en parallèle avec le projet de l’ontologie de la métamorphose, et en représente en plus un des alliés « naturels », le rejet de la philosophie transcendantale, en contraste net avec ma proposition surcritique, devient d’autant plus significatif.

S’il nous faut persister avec Kant au-delà de Kant, c’est qu’il nous faut persister dans la question fondamentale de la philosophie critique, la question de la philosophie tout court : la question de la liberté. Ce qui persiste doit persister.

Cette radicalisation est l’enjeu majeur d’une ontologie à venir, mais aussi d’une philosophie de la nature, philosophie de la nature qui ne serait désormais possible qu’en tant que philosophie de la nature à venir. Or, le tournant surcritique ne cherche pas à établir une « spiritualisation » crypto-animiste, archaïsante, de la nature ; il ne cherche pas à saturer le monde avec une intelligence obscure. La surcritique n’est pas un regard rétro-utopique, vers l’aube d’un matérialisme autopoïétique naïf. La nature, cette première invention ultime de l’homme, est le dernier spectre humaniste. Au contraire, sa tâche maximaliste serait de reconfigurer le relief conceptuel de sorte que là où il existait auparavant une nécessité inerte, tributaire de forces aveugles ou d’une puissante machine anonyme, il existe maintenant un agent, c’est-à-dire une force motrice qui s’exerce de sa propre décision. En termes aristotéliciens : par le biais d’une acte dans laquelle une certaine ampleur et une certaine intensité de la puissance sont choisies au détriment d’une autre (c’est-à-dire que la possibilité est configurée et élargie mais aussi réduite, de manière modale), de persister dans l’activité où le monde germe et  persiste à la fois.

 

Le clinamen du monde

« Le fruit le plus important de l’autosuffisance, c’est la liberté » 

Épicure

Qu’enseigne Épicure sur la nature et la liberté ? En partant de la doctrine démocritéenne des atomes, Épicure ne valide pas, comme son maître, l’omnipuissance du destin, le déterminisme, sinon le fatalisme de la trajectoire du mouvement de la matière. Au contraire, Épicure considérera le hasard comme le seul destin, c’est-à-dire le manque de destin : « Je t’ai dévancé, ô Fortune », s’exclame  Épicure (« Je t’ai dévancé, ô Fortune, et j’ai fait obstacle à toute intrusion de ta part. Et ni à toi ni à aucune autre vicissitude, nous ne nous livrerons. Mais quand la force des choses nous expulsera, nous sortirons de la vie en crachant abondamment sur celle-ci et sur ceux qui s’y accrochent en vain, et nous proclamerons par un beau péan que nous avons bien vécu. », Épicure, « Sentences vaticanes », 47, in Épicure, Lettres, maximes et autres textes, trad. et présentation par Pierre-Marie Morel, Paris, Flammarion, 2011, p. 122-123).

Mais l’hégémonie du hasard est-elle l’hégémonie de la liberté? Diffère-t-elle de la « loi du hasard » et si oui, en quoi ?

Or Épicure est aussi le philosophe de la déviation soudaine et incompréhensible des atomes qui tombent dans l’espace, qui se séparent brusquement de leur trajectoire pour se rencontrer, se heurter et produire ainsi des conglomérats pour former des corps : clinamen. Clinamen, la déviation imprévisible des atomes qui dynamise leur trajectoire est une force d’un autre ordre. Cette force semble dépasser le niveau de la loi mécanique, la « loi du hasard » à son propre niveau, mais en même temps, elle reste au niveau de l’opération immanente, excédant son ordre à travers son changement. Dans la perspective de l’idée de clinamen, Épicure n’est plus simplement le philosophe de la domination du hasard, c’est-à-dire du hasard en tant que (absence de) destin ; il est le philosophe de la liberté en tant que destin du hasard. Ce n’est pas la nécessité de la coïncidence, mais la nécessité en tant que noyau du hasard, un moteur nucléaire qui décide de la trajectoire de l’atome de l’intérieur. Un second ordre, qui n’est pas une rupture, mais une dynamique, qui est donc un choix, donc une décision. Raison microscopique qui agit au plus profond de la matière des choses. Pan-nécessité du Pan libre.

Par conséquent, le temps de la liberté doit être « injecté » dans l’ordre naturel, considéré comme une contingence libre et radicale d’une raison arbitraire. Voici : la nature elle-même est raison arbitraire. Raison arbitraire ne veut pas dire raison ir-raisonnable et inconsistant, ne se donnant pas de condition, de maxime ou de direction ; arbitraire signifie ici qui choisit, qui scinde à tout moment. C’est bien avec le choix que l’œil de la raison émerge de la « force aveugle ». Le choix est une vision, une visée, entrevoyant le revenant, donnant corps à la venue. (Oubliez toute sorte de scopocentrisme et de phénoménologie. Un sens émerge en tant qu’organe dans le corps du monde, il le transforme  comme le feu.) Cela signifie beaucoup de choses à la fois. La raison n’est pas pensée de manière substantielle ou conditionnelle, c’est-à-dire ni comme essence ni comme condition, mais de manière modale, c’est-à-dire comme une force de la réflexivité qui relie, qui, en en délimitant le fait par différenciation, c’est-à-dire en l’altérant, crée le relief onto-aïsthétique, la surface empirico-transcendantale de l’étant. La raison ne départ pas, elle revient à elle-même. Mais le retour est toujours un nouveau départ. Ainsi, dans les pulsations du désir et de la décision, le monde devient, la raison devient, la liberté est. L’être libre n’est pas un être obligé ; l’être libre est un être qui décide.

Les quanta décident. Miracle ou décision ? Ceci même : le miracle de la décision.

Toute forme, tout sujet, tout agent décide : l’effectivité de l’acte lui-même est une décision.

Oui, les quanta décident. Oui, c’est le miracle de la décision.

 

Fragments du Prologue surcritique de Persister. La liberté sauvage et la nature à venir (Paris, Editions Dehors, 2020, à paraître)

Juillet 2018

Le clinamen du monde

« Le fruit le plus important de l’autosuffisance, c’est la liberté » 

Épicure

Qu’enseigne Épicure sur la nature et la liberté ? En partant de la doctrine démocritéenne des atomes, Épicure ne valide pas, comme son maître, l’omnipuissance du destin, le déterminisme, sinon le fatalisme de la trajectoire du mouvement de la matière. Au contraire, Épicure considérera le hasard comme le seul destin, c’est-à-dire le manque de destin : « Je t’ai dévancé, ô Fortune », s’exclame  Épicure (« Je t’ai dévancé, ô Fortune, et j’ai fait obstacle à toute intrusion de ta part. Et ni à toi ni à aucune autre vicissitude, nous ne nous livrerons. Mais quand la force des choses nous expulsera, nous sortirons de la vie en crachant abondamment sur celle-ci et sur ceux qui s’y accrochent en vain, et nous proclamerons par un beau péan que nous avons bien vécu. », Épicure, « Sentences vaticanes », 47, in Épicure, Lettres, maximes et autres textes, trad. et présentation par Pierre-Marie Morel, Paris, Flammarion, 2011, p. 122-123).

Mais l’hégémonie du hasard est-elle l’hégémonie de la liberté? Diffère-t-elle de la « loi du hasard » et si oui, en quoi ?

Or Épicure est aussi le philosophe de la déviation soudaine et incompréhensible des atomes qui tombent dans l’espace, qui se séparent brusquement de leur trajectoire pour se rencontrer, se heurter et produire ainsi des conglomérats pour former des corps : clinamen. Clinamen, la déviation imprévisible des atomes qui dynamise leur trajectoire est une force d’un autre ordre. Cette force semble dépasser le niveau de la loi mécanique, la « loi du hasard » à son propre niveau, mais en même temps, elle reste au niveau de l’opération immanente, excédant son ordre à travers son changement. Dans la perspective de l’idée de clinamen, Épicure n’est plus simplement le philosophe de la domination du hasard, c’est-à-dire du hasard en tant que (absence de) destin ; il est le philosophe de la liberté en tant que destin du hasard. Ce n’est pas la nécessité de la coïncidence, mais la nécessité en tant que noyau du hasard, un moteur nucléaire qui décide de la trajectoire de l’atome de l’intérieur. Un second ordre, qui n’est pas une rupture, mais une dynamique, qui est donc un choix, donc une décision. Raison microscopique qui agit au plus profond de la matière des choses. Pan-nécessité du Pan libre.

Par conséquent, le temps de la liberté doit être « injecté » dans l’ordre naturel, considéré comme une contingence libre et radicale d’une raison arbitraire. Voici : la nature elle-même est raison arbitraire. Raison arbitraire ne veut pas dire raison ir-raisonnable et inconsistant, ne se donnant pas de condition, de maxime ou de direction ; arbitraire signifie ici qui choisit, qui scinde à tout moment. C’est bien avec le choix que l’œil de la raison émerge de la « force aveugle ». Le choix est une vision, une visée, entrevoyant le revenant, donnant corps à la venue. (Oubliez toute sorte de scopocentrisme et de phénoménologie. Un sens émerge en tant qu’organe dans le corps du monde, il le transforme  comme le feu.) Cela signifie beaucoup de choses à la fois. La raison n’est pas pensée de manière substantielle ou conditionnelle, c’est-à-dire ni comme essence ni comme condition, mais de manière modale, c’est-à-dire comme une force de la réflexivité qui relie, qui, en en délimitant le fait par différenciation, c’est-à-dire en l’altérant, crée le relief onto-aïsthétique, la surface empirico-transcendantale de l’étant. La raison ne départ pas, elle revient à elle-même. Mais le retour est toujours un nouveau départ. Ainsi, dans les pulsations du désir et de la décision, le monde devient, la raison devient, la liberté est. L’être libre n’est pas un être obligé ; l’être libre est un être qui décide.

Les quanta décident. Miracle ou décision ? Ceci même : le miracle de la décision.

Toute forme, tout sujet, tout agent décide : l’effectivité de l’acte lui-même est une décision.

Oui, les quanta décident. Oui, c’est le miracle de la décision.

Fragments du Prologue surcritique de Persister. La liberté sauvage et la nature à venir (Paris, Editions Dehors, 2020, à paraître)

Juillet 2018

La politique des météores

Il y a des forces qui sont inexplicables, incompréhensibles, plus que ce qui est. Elles peuvent inverser le cours du monde. Ces forces ne sont pas des dieux, ce sont des météores.

Les météores sont des phénomènes célestes, imprévisibles et uniques en leur genre. Ils apparaissent sans cause, traversent le ciel, laissent un petit instant une trace claire et puis après disparaissent. Mais les météores, les phénomènes du temps – de Kairos et non de Kronos – sont aussi des densifications, des raréfactions et des accélérations des corps, des non-sans corps, leur mélange, un début de tourbillonnement de leur front. Les météores sont le nom d’événements qui passent. Les météores sont des événements qui persistent.

Dans un monde où tout est stable, les météores font exception. Dans un monde qui est ouvert, imprévisible, dont le destin n’est pas un fatum, mais se voit créer dynamiquement par le jaillissement de forces et de désirs, coïncidant ou ne coïncidant point, se croisant ou se mélangeant, mais immuablement irréductibles, les météores sont la déclinaison du monde.

La météorologie, la science des phénomènes célestes, des forces qui se déchaînent à tout rompre, mais qui ne manquent pas d’alimenter le monde, fournit le paradigme de la pensée sur le monde sans lois universelles, autrement dit sans prévisibilité, évaluabilité et finalité. Parallèlement à la thermodynamique, elle initie une nouvelle désorganisation, une nouvelle promesse de renverser le monde.

Le renversement du monde est notre utopie, notre fantaisie la plus audacieuse. Le pilote de l’univers, d’après Le Politique de Platon, lâchant soudainement la barre du gouvernail, et le temps tourne en sens inverse ; le monde est secoué, il s’ébranle, s’écroule, s’effondre. Est-ce la fin du monde ? L’Apocalypse, la fin du temps ? Non. Le temps ne s’arrête pas. Il ne peut non plus être renversé. Il se re-tourne. Mais ce revirement ne renverse pas le temps, il ne le fait pas revenir à ses racines. Il le fait renaître – non pas au sens de réincarner ni de re-staurer, mais au sens de se sou-lever où il faut entendre le soulèvement, l’insurrection du temps: le sens archaïque de anastasis. Non pas une reconstitution, mais un soulèvement du temps. (stasisana-stasis). Le temps s’insurge, parce que Kronos est un double de Kairos. Le temps fait un tour autour de son axe, qui, elle, danse. La boussole chante Sud. Les sirènes du temps lui chantent Sud et Ouest.

Le renversement du temps est une force de la tendance contre-finale du monde. C’est un clinamen du monde, une déviation singularisant et renouvelant sa puissance. L’insurrection du temps n’est pas une apocalypse. C’est l’extension et l’espacement de la puissance du monde. 

L’irréversibilité du temps est une illusion, l’effet de la culture d’un milieu de prévisibilité. L’idée d’irréversibilité du temps, ontologique et/ou existentielle dissimule la dérive de la contre-finalité du monde qui fait du monde un monde. Pour qu’il y ait monde, il faut qu’il y ait une modalité pour le monde.

Le champ brut de forces devient monde à travers la forme de la déclination / clinamen : tendance. Ainsi, au sein même du cataclysme, poussent de nouveaux continents, de nouveaux mondes.

 

LE NOUVEL ATHANOR

Photo: Boryana Pandova

Boyan Manchev

LE NOUVEL ATHANOR. ELEMENTS DE FANTASTIQUE PHILOSOPHIQUE

(En bulgare)

Titre original :

НОВИЯТ АТАНОР. НАЧАЛА НА ФИЛОСОФСКАТА ФАНТАСТИКА

Sofia, Metheor, 2019/2020

Le Nouvel Athanor (2019/2020), est le premier volume de la série Fantastique Philosophique qui en propose l’image mobilisatrice : Athanor, le four philosophique. 

L’enjeu du Nouvel Athanor est prolégoménal. Il se propose de tracer l’horizon d’une future philosophie de la nature, ou d’une alter-ontologie

Pour faire face à ces enjeux, le livre retourne d’abord en arrière, à la question des éléments, pour puiser ainsi dans la puissance élémentaire des concepts, ceux d’Anaximandre, d’Héraclite et d’Aristote, mais aussi pour imaginer autrement le devenir-monde philosophique du monde. Sa première question donc est celle de l’allo-technique des concepts philosophiques comme une force de projection ontologique, comme une force proontologique.

Le Nouvel Athanor comprend le Prologue « Éléments de fantastique philosophique », suivi des cinq premiers livres: « Les dangers de la philosophie », « Apeiron, l’incommensurable », « Le feu », « Chaos » et « Le chaos libéré ». La courbe dynamique des cinq livres trace les contours d’idées complexes sur le temps et sur la causalité, reconfigurant la boussole du sujet en haute mer. Tel Anaximandre, expérimentant à la fois la cartographie de la terre à peine connue et celle du ciel étoilé, et imaginant l’apeiron dans les eaux troubles de Pont, la Mer des pirates. πείρων – πειρᾶτες – ex-périence, un trajectoire élémentaire de l’aventure philosophique.   

Le timonier du navire qui accoste outremer sera-t-il le même que celui qui a commencé le voyage ? Est-ce le même navire ? Est-ce le même monde ?

*

Le Nouvel Athanor propose une expérience méthodologique où la recherche philosophique s’engage dans une aventure partagée de concepts philosophiques et de théories scientifiques, tout en mobilisant la puissance latente de figures mythologiques et fantastiques. Anaximandre, Héraclite et Aristote rencontrent Chaos, Kronos et Aphrodite, et tous ensemble – Boltzmann, Prigogine et Atlan.

Le Nouvel Athanor est le laboratoire de la fantastique philosophique. 

Ainsi, une nouvelle modalité philosophique émerge : La fantastique philosophique. Non pas le fantastique mais la fantastique, nom au féminin conçu comme la désignation d’une discipline philosophique, comme la physique ou la logique : Die Fantastik, dirait Novalis).

La fantastique philosophique n’est pas un genre hybride, un mélange de philosophie et de fiction. C’est une expérience de la forme même de la philosophie : une tentative d’expérimenter de nouvelles possibilités pour articuler la forme philosophique. La fantastique philosophique est le travail de la philosophie dans la modalité du désir. Elle veut inventer le nouvel Athanor.

Athanor, un fragment du livre de Heinrich Kunrath Le vrai message de l’Athanor philosophique, son utilisation et ses avantages (Warhafftiger Bericht Von Philosophischen Athanor, Und Dessen Gebrauch Und Nutzen [Magdebourg: Johan Botcher, 1597]). Frontispice gravé (signé Hein. Muller) en première page de l’édition de Leipzig (1783).

Athanor – le four philosophique (de l’arabe at-tannūr [رونتلا], “four”, “four à pain”, “source chaude”), est un dispositif alchimique pour maintenir la température constante requise pour le processus de transformation alchimique de la substance, de cristallisation sous la forme de lapis philosophorum, d’une pierre philosophale.

Boyan Manchev s’est concentré sur le projet Fantastique Philosophique au cours de la dernière décennie. Les livres de Miracolo (2011) et Nuages (2017) sont liés à la ligne de cette méthodologie expérimentale ; la méthode en a été tracé dans L’inimaginable (2003) et L’altération du monde (2009).