Boyan Manchev

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La prolifération fasciste

Une perspective métacritique

(In Lignes, n°48 : Les attentats, la pensée, sous la dir. de Michel Surya, 2015).

La question du fascisme est la question du jour. Ce mot sombre, déjà banalisé par ses multiples usages métaphoriques, fait aujourd’hui son retour en force pour réclamer sa consistance charnelle : la chair tangible d’un mort-vivant qui n’arrête pas de croître, tendant à surplomber l’horizon du réel avec sa présence néfaste. Une fois de plus, c’est cette ombre, ce nom, ce mort-vivant, qui nous appelle à son Sabbat sanglant. C’est le fascisme qui vient de nouveau en premier.

Abordons le fascisme à présent. On constate d’abord une prolifération rhétorique du fascisme : le mot « fascisme » devient le signe ou la marque rhétorique utilisés par les discours « critiques » de gauche pour décrire ou stigmatiser la position d’un antagoniste radical. Néanmoins, au cours de ces opérations herméneutico-rhétorico-idéologiques, on observe une telle prolifération de cette désignation que le volume du concept paraît difficile à identifier, il devient de plus en plus flou, se trouvant à la fin au seuil de l’explosion. On peut traiter de « fascistes », parfois de la même position rhétorique, et souvent à juste titre, des phénomènes et des pratiques politiques aussi divergents que les nouvelles droites extrêmes européennes et le neo-libéralisme ou le capitalisme financier, le « djihadisme » et la politique totalitaire des régimes séculier de passé anti-colonial du Proche-Orient (qui ont été déclarés ennemis à la fois par les régimes « démocratiques » de l’ « Occident » et des nouveaux djihadistes), les actions terroristes d’Al Qaeda ou de Daech.

La double contrainte fasciste

La question qui se pose dès lors est une question méta-critique. Afin de s’armer d’un outil critique fort, on a d’abord besoin d’une clarté des définitions, de la justesse et de la précision des armes critiques. Ainsi, on peut supposer que les emplois spontanés pour ne pas dire sauvages du mot fascisme pourraient témoigner à la fois d’un certain automatisme idéologique qui relègue sous le mot-valise (ou l’idéal-type) de fascisme toute position ou action politiques reconnues comme appartenant à une force antagoniste extrême (manquant ainsi de saisir et de comprendre la spécificité des subjectivités et des formes politiques nouvelles, pour pouvoir les affronter) et de la difficulté de reconnaître ses mutations historiques (et donc de manquer de saisir le moment de son émergence ainsi que les conditions de cette émergence, ce qui rend au bout du compte les outils critiques de la gauche obsolètes, n’étant pas capables d’accomplir leur tâche de diagnostic de l’actualité et de moteur d’action). Ainsi le mot fascisme acquiert une valeur performative : il opère en premier lieu en tant que signal d’un danger politique immanent, de l’identification d’une situation où il n’y a plus lieu d’observation et de négociation mais d’opposition frontale, d’exclusion et de combat. Autrement dit, avoir recours au terme fascisme devrait également être compris en tant que signe de la limite du discours, à la fois dans un sens positif (nécessité d’action politique) et négatif (épuisement voire faillite des outils critiques qui pourraient permettre l’articulation d’une stratégie et d’une action antagoniste adéquate). Le mot fascisme désigne ainsi d’abord une aporie au sein même de la pensée politique émancipatoire affrontant son autre radical.

Or la question métacritique se pose ainsi : le concept, respectivement le mot fascisme est-il toujours historiquement adéquat et donc critiquement apte à décrire les nouvelles formes d’extrémisme politique de droite qui compromettent voire détruisent les idées de liberté et de justice ? C’est sans doute à cette aporie que Lignes nous invite à réfléchir aujourd’hui : « De là que l’étau se resserre: plus de gauche ou presque, où que ce soit; un plébiscite au contraire pour un libéralisme sans fard ni frein; une extrême droite, comme on pouvait le craindre depuis longtemps, à l’affût et aux portes du pouvoir; et, enfin, le déferlement d’un archaïsme historique qu’on ne voit pas à quoi comparer sinon à une variante du fascisme –l’opposition dominante serait dès lors celle-ci: d’un néo-fascisme djihadiste et d’un ancien fascisme européen. »

La situation critique d’aujourd’hui débouche sur un diagnostic « bipolaire », formulé avec justesse dans l’hypothèse de travail de ce numéro de Lignes : nous nous retrouvons aujourd’hui « coincés » entre deux « fascismes », respectivement entre deux discours fascisants, y compris entre des discours ‘de gauche’ se fascisant mutuellement (« islamophobes » contre « pro-terroristes »). Ainsi le fascisme, ce phénomène historique décelant une logique mythique - pour avoir recours à la critique philosophique de Lacoue-Labarthe et de Nancy -, étant gouverné par la vision transcendantale de la substance homogène et de la force souveraine, d’une politique de visibilité monumentale et totale, est en train d’être reformulé en tant que phénomène de la multiplication, de la prolifération des discours et des formes instables en constante transformation, de plus en plus difficiles à saisir. Mais cette opération risque d’aboutir à une relégation de la figure discursive du fascisme dans la proximité rhétorico-structurelle des concepts moteurs de la gauche politico-philosophique radicale, tels la pluralité irréductible des nouvelles formes de subjectivation, la multitude ou le rhizome, ce qui risquerait de créer un amalgame conceptuel dangereux.

Je propose de désigner cette situation d’insuffisance critique comme double bind fasciste. Selon la définition du fameux concept de Gregory Bateson, le double bind - la double contrainte - se présente comme une situation insoluble où deux contraintes s’opposent en tant que termes contraires, s’interdisant mutuellement. Par ce concept je ne voudrais pas seulement affirmer l’existence d’un double bind fasciste mais plutôt et surtout insister sur le fait que ce qu’on appelle (souvent aujourd’hui) fascisme est précisément le fait d’une double contrainte : une situation où deux positions (politiques, rhétoriques) se neutralisent mutuellement. La double contrainte cause inévitablement un blockage critique : la neutralisation mutuelle en question réduit péniblement les possibilités d’action critique et/ou politique, ouvrant ainsi à la fin la possibilité pour une insurrection fasciste.

La terreur et la violence ultime

Sur ce point la comparaison avec les années trente pourrait être pertinente à plus d’un titre. En particulier, le retour sur les propositions critiques qui ont fait face à la complexité historique de l’époque pourrait être plus pertinent que jamais. De ce fait, je vais reprendre, de manière assez elliptique évidemment, quelques concepts centraux de Walter Benjamin, afin de démontrer une aporie immanente à la recherche de sortie de la souveraineté et plus généralement du pouvoir politique, propre à une tendance majeure de la philosophie politique radicale de nos jours dont Benjamin était sans doute un des précurseurs. La notion de terreur a trait à cette aporie, elle se trouve en effet à son cœur même.

Le programme politique radical de Benjamin qui traverse toute son œuvre, c’est d’en finir avec le pouvoir juridico-politique. Benjamin propose un appareil conceptuel pour l’examen critique du lien immanent entre violence et politique, dont l’économie fournit un cadre pour penser la terreur, notamment comme excès de cette économie. En 1921, dans la « Critique de la violence », il assène ce programme ainsi: « notre tâche est donc d ’en finir avec elle[la force de droit / la violence mythique] ». Mais quels sont le mode et la structure de cette fin, ou de ce terme ? La question se pose donc de savoir comment briser l’étreinte mythique du politique. Ce sont les pages terminales de la « Critique » que Benjamin consacre à la notion de violence divine, dans un développement assez elliptique. La violence divine est opposée à la violence mythique, la violence qui constitue la loi et en ce sens coïncide en dernière analyse avec la violence de la loi. Elle détruit la loi ainsi que toute la sphère de la médiation au sein de laquelle seulement l’articulation de la loi est possible. En un mot, la violence divine brise l’étreinte du pouvoir souverain et ainsi se présente en tant que violence souveraine: « Si la violence mythique est fondatrice de droit, la violence divine est destructrice de droit […]. C’est sur la rupture de ce cercle magique des formes mythiques du droit, y compris les pouvoirs dont il dépend, et qui dépendent de lui, finalement donc du pouvoir de l’État, que se fondera une nouvelle ère historique. […] À nouveau restent libres pour la violence pure divine toutes les formes éternelles que le mythe abâtardissait en les liant au droit. […] La violence divine […] peut être appelée souveraine [waltende].» (p. 238-243). Une lecture triviale, littérale ne manquerait pas de noter le risque à l’œuvre dans cette notion. La notion de violence divine, ayant pour tâche de nommer le passage à une nouvelle ère historique, implique ni plus ni moins une réalité historique ultime– la guerre: « Dans la véritable guerre [wahren Kriege] elle [la violence divine] a pouvoir de se manifester, exactement comme le jugement de Dieu porté par la foule sur le criminel.» (p. 243). Cette guerre véritable est directement liée àla force expiatoirede la violence divine. L’idée d’une nouvelle époque, d’un nouveau siècle d’or après l’expiation, est, bien sûr, fondamentale pour l’eschatologie et le messianisme monothéique. Cette idée est ressuscitée par les idéologies mythifiantes, archaïsantes de l’anti-modernité où l’expiation est le plus souvent liée à l’idée de guerre, c’est-à-dire à la violence qui pourra résoudre la crise sacrificielle. Dans la violence sacrificielle la guerre est une purification. C’est pourquoi elle est la fin héroïque de l’humanisme antimoderne: elle permettra à l’humanité de se purifier du péché, une fois pour toutes: la guerre totale sera la dernière guerre. Au-delà d’elle s’étend le royaume de la paix éternelle, une idylle post-historique (on trouverait cette image chez Jünger, chez Janeff ou bien chez Caillois; on ne manquera pas de noter la proximité des discours de la « Révolution conservatrice » et des insurrections « djihadistes » d’aujourd’hui).

Dans le contexte de la « Révolution conservatrice », l’engagement de l’idée de guerre avec celle de la vertu purificatrice et expiatoire de la violence divine chez Benjamin l’expose à des risques politiques graves. Il est pourtant clair que Benjamin prend assez vite conscience de ce rapprochement redoutable. Dans sa période tardive, contemporaine du Troisième Reich, il tente systématiquement de se départager de tout discours métaphorique « mythique ». C’est dans ce contexte qu’on pourra entendre l’opposition état d’exception virtuel/état d’exception réel [ « état d’exception » / véritable état d’exception], introduit dans le huitième chapitre de « Sur le concept d’histoire » : « La tradition des opprimés nous enseigne que l’«état d’exception » dans lequel nous vivons est la règle. Nous devons parvenir à une conception de l’histoire qui rende compte de cette situation. Nous découvrirons alors que notre tâche consiste à instaurer le véritable [wirklich] état d’exception; et nous consoliderons ainsi notre position dans la lutte contre le fascisme.» Le fait que Benjamin met entre guillemets la notion « état d’exception » témoigne de ce que le caractère extra-ordinaire de ce dernier reste toujours inscrit dans l’ordre (ce qui suggère également que Benjamin considère, parallèlement à Schmitt, la situation extra-ordinaire comme fondement de la souveraineté). En même temps ces guillemets ont incontestablement une implication historique concrète. Ils font penser à l’état d’exception du Troisième Reich, ce qui est confirmé par l’allégation que le véritable état d’exception amènera à la consolidation des positions dans la lutte contre le fascisme. Qu’en est-il alors du « véritable état d’exception » ? La lecture attentive de la partie terminale du compte rendu « Théories du fascisme allemand », datant de la même époque, où Benjamin s’oppose à la vision « mythique » de la guerre en usant de procédés rhétoriques analogues, nous fera mieux comprendre cette notion énigmatique: « Ceux-ci, de leur côté, donneront la preuve de leur sagesse à l’instant où ils refuseront de voir dans la prochaine guerre un surgissement magique, où ils découvriront plutôt l’image de la réalité quotidienne et la métamorphoseront par là même en une guerre civile, exécutant le tour de prestidigitation marxiste qui seul est capable de faire pièce à cet obscur sortilège runique.» Ainsi le geste marxiste par excellence, le tour de prestidigitation marxiste, consistera dans la transformation de la guerre mythique en guerre civile, c’est-à-dire en violence révolutionnaire (évoquée déjà dans la « Critique de la violence » en tant que « la plus haute manifestation de la violence pure parmi les hommes», p. 242). Par conséquent, nous n’aurons pas tort de supposer que dans l’économie de la terminologie de Benjamin le « véritable état d’exception » signifie la guerre civile, apothéose de la lutte des classes, dont le moment de violence révolutionnaire, de terreur révolutionnaire, interromptl’ordre juridico-politique. C’est le paradoxe fondamental: la sortie du cercle vicieux de la violence mythique, de l’archaïque du politique, se trouve liée chez Benjamin à la violence révolutionnaire, en un mot, à la terreur.

Approchée dans la perspective du rapport constitutif entre violence et politique, la terreur révèle ainsi une aporie de base du concept moderne du politique. D’une part, dans la lignée hobbesienne, la prévention de la terreur révolutionnaire (ou de la guerre civile) représente la base immunitaire de la politique moderne. D’autre part, dans la lignée sieyèsienne-schmittienne la révolution serait le nom privilégié de l’événement constitutif du régime politique. La place ambivalente de la terreur (en tant que violence contre la loi et en tant que violence fondatrice) est alors le résultat d’une dynamique double, immanente à la notion de pouvoir constituant. De ce fait la terreur se présente à la fois comme l’excès du politique ainsi que comme l’événement politique le plus intense qui soit, comme l’extériorité radicale de la sphère du politique ainsi que comme son accomplissement. Mais dès lors, qu’est-ce qui garantit que la terreur révolutionnaire est la sortiede la souveraineté mythique ? Que sa violence sera la dernière ? Que c’est un terme ? Est-ce que la terreur révolutionnaire, l’expression d’un pouvoir constituant, est exemptée de la puissance fondatrice de la violence mythique ?

Le réel politique : complexité, jugement, insurrection

Le double bind suppose une contradiction sans sortie, une situation insoluble. La question qu’il faudrait se poser dès lors à nouveaux frais est : qu’est-ce que la sortie, ou le terme ? Quelle serait la sortie de la logique de la violence « mythique » à l’heure de la gouvernance ? Qu’est-ce que la gouvernance de la terreur ? Et quel serait le tour de prestidigitation marxiste possible aujourd’hui ? Serait-il toujours marxiste ?

La prolifération rhétorique du fascisme à présent trace une sinusoïde quasi-symétrique : il faudrait tenir compte de sa courbe complexe pour en finir avec cette symétrie rhétorique réductrice, ce qui nous permettrait de faire face à la complexité souveraine du réel. Il s’agirait donc non pas de reproduire une logique binaire du sans-sortie, de la double contrainte, mais de penser les devenirs-sujets proliférant dans leur complexité, en vue de leurs déterminations complexes. Il faudrait donc abandoner la fiction des visions romantiques de la révolution, selon laquelle toute forme de « contestation » du « système » (à comprendre le système de domination mondiale, le capitalisme mondialisé) serait émancipatoire. Ce qui voudrait également dire abandonner le fatalisme des automatismes interprétatifs fondés sur la réactualisation permanente des « séries primitives », et surtout de la fiction de l’origine en tant que rapport négatif au Père-Capitalisme, rapport qui expliquerait tout processus historique actuel. Même quand on formule une position d’identification avec les forces de contestation, un tel fatalisme des interprétations frôle le risque d’attitude paternaliste, c’est-à-dire de patroniser les subjectivités politiques nouvelles en les concevant comme inévitablement déjà déterminées par la Loi du Père, et donc comme non-autonomes et secondaires.

Au contraire, il faudrait retrouver la rigueur critique et politique pour penser et affronter les nouveaux processus de subjectivation, de même que les nouvelles formes d’exploitation et d’auto-exploitation émergentes, dans la condition qui les rend possibles : reconnaître leur autonomie voudrait aussi dire apprendre à lire leurs propres stratagèmes rhétoriques, leurs outils d’interprétation et leurs prismes de compréhension de l’actualité du monde, leurs formes d’auto-identification. Il s’agirait donc de penser la politique de manière sinusoïdale mais sans réduire ni l’agon, la structure de base du politique, ni sa complexité historique. Autrement dit, persister dans l’affrontement du réel de l’agon et du polemos mais de manière non binaire, au-delà de la dialectique simple.

Il y’a quelques jours, lors d’une discussion à Strasbourg avec des amis du comité de rédaction de Lignes autour des questions que Michel Surya nous avait posées, nous avons évoqué l'Article 35 de la Constitution du 24 juin 1793 : « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. » Or l’insurrection n’est pas par définition émancipatoire : la structure insurrectionnelle n’est pas nécessairement juste. Il est grand temps de dépasser l’état immature du romantisme révolutionnaire et d’opposer la tendance à concevoir l’insurrection en tant que structure vide, la structure vide de l’événement (messianique, eschatologique). Il n’y a pas de politique sans substance, et la substance historique est toujours complexe, elle relève d’un champ de forces où la dynamique des partages et des déchirures excède toute hypostase de la logique de la négativité, et de sa figure majeure - l’événement de la Sortie.

Qu’est-ce qu’une insurrection juste ? Qu’est-ce qu’une insurrection fasciste ? Or la tâche critique n’est pas d’identifier toute insurrection comme juste mais de pouvoir trancher sur l’insurrection émancipatoire et l’insurrection réactionnaire, ou fasciste, pour pouvoir agir sur leurs conditions de possibilité. Posons donc que la première tâche de la critique est non pas de donner réponse à une question préalable mais de reformuler les conditions de son articulation, pour pouvoir donner ainsi lieu enfin à une autre question - à une question tout autre - qui n’aurait pas tant la force d’une réponse que d’un acte, d’un acte juste.