La Rage ou la Haine
De la gouvernance des affects politiques 1
(In Redrum, A la lettre contre le fascisme, sous la dir. d’Alain Jugnon, Les impressions nouvelles, Bruxelles, 2015).
Certes, nous avons besoin de la vitesse de la critique qui anticipe l’action ; nous avons besoin de la vitesse critique qui est l’action. Mais nous avons également besoin de la puissance affective qui donne corps aux projets politiques ainsi qu’à la critique ; non pas les passions de la politique, souvent crypto-chrétiennes, morbides ou vitalistes, mais les affectes politiques qui mobilisent la puissance critique et la puissance d’action collective. Qu’est-ce que la puissance collective des affects ? Les affects ont été stigmatisés comme des puissances fascisantes – irrationnelles, spontanées, primitives ; il est grand temps de les libérer de cette stigmatisation, de les émanciper. Car on n’aura pas d’autre arme adéquate à opposer à l’énergie fasciste que cette puissance indomptable des affects, les affects de la justice, là où le sommeil sclérotique de la raison ne donne naissance qu’à des revenants.
La rage, l’affect du politique
Tous ceux qui ont voulu réduire la politique à une rationalité instrumentale ont échoué : le pouvoir du fascisme ou bien le fascisme en tant que pouvoir est le nom d’une machinerie à capter l’énergie passionnelle, pulsionnelle ; une énergie qui persiste en-deçà ou au-delà de toute rationalité prétendument universelle. Comment gouverner les affects ?
Plus généralement, que veut dire affect politique ? Qu’est-ce que l’économie générale de l’affectivité politique ? Que veut dire être généralement affecté ? A titre d’exemple, je vais prendre ici un cas extrême: la rage.
Considérée comme le niveau extrême de la colère, conduisant à un état de folie, ou fureur (furor), la rage apparaît comme le nom de l’économie excessive de l’affectivité (politique).
L’étymologie du mot ne pourrait pas être plus explicite ( éloquente même dans les langues romanes et slaves, ainsi qu’en anglais ) : il vient du latin rabies ( « folie », lié au sanskrit « rabhas », « faire violence » ) ou directement coïncide avec le nom de la terrible maladie contagieuse, réduisant le corps animal à un corps bestial, comme c’est le cas du français ou bien des langues slaves (« rage », « bjas »).
La rage, c’est l’extrémité bestiale ou la profondeur obscure de la grammaire articulée des émotions humaines. Elle est un affect qui excède la grammaire affective et qui fait exploser ses articulations représentationnelles. La rage serait donc un infra- ou bien un super-affect : elle est la manifestation affective d’une pathologie bestiale du corps humain, qui le transforme souvent en créature « sous-humaine ». Pourtant, tout en déformant la forme humaine, cette énergie pathologique pourrait aussi transformer les personnes infectées ou possédées en êtres para- ou super-naturels. Possédés, en effet. Parce que, si la rage en tant que rabies est une question d’infection, en tant que furor, elle est une question de possession, ce qui suppose également le contact avec un ordre extra-ordinaire (furiae est la traduction latine des Erinyes grecques). Symptomatiquement, dans les langues slaves, bjas, « bjesyi », signifie à la fois « rage » et « démon(s) ». Bjesyi de Dostoïevski veut dire à la fois démons et rage(s)/enragés. Ainsi, les bjesyi sont des monstres qui outragent ; ils sont ce qui ne peut pas être « cultivé », une matière informe et résistante: non pas une matière passive mais une matière en colère. Matière enragée, outrageante.
Les premiers penseurs politiques, grecs ou modernes, étaient obsédés par la monstruosité incultivable qui corrompt la société. Hobbes relie son obsession directement au terme de rage : il ne faudrait pas oublier qu’au moment constitutif des catégories politiques modernes, la rage est toujours une maladie inguérissable, une pathologie dangereuse, l’explosion contagieuse d’une énergie destructrice brutale à l’intérieur du corps de la communauté politique. Par conséquent, la vitalité brutale de la rage comme concept politique ne peut être comprise sans prendre en considération sa profondeur « archéologique ». Ainsi la rage devient le nom privilégié de l’énergie collective « marginale » opposée aux pouvoirs souverains, capable de mettre en danger le corps sain et harmonieux de la communauté constituée : le nom de cette énergie qui devrait être chassée, neutralisée, éliminée sinon exterminée.
En outre, en tant qu’affect de rabies, la rage a un potentiel épidémique: elle est une peste, un mal apocalyptique. Elle décèle la qualité la plus dangereuse : elle contamine, proliférant de façon incontrôlable ; elle augmente en nombre, prenant corps sans ressource externe visible, tandis que sa croissance est la corruption et l’altération de toute énergie formatrice et de toute forme formée. Elle est l’explosion d’un autre ordre, non contrôlé par la logique de la souveraineté et de la représentation. En tant que force non-politique incontrôlée, la rage est une monstruosité contagieuse ; elle est l’épidémie de l’apolitique, qui suspend l’ordre politico-culturel. De ce fait, en tant que perte des qualités politiques et culturelles et explosion d’une substance sauvage primaire, la rage doit être éliminée, sinon exterminée. Ainsi, la rage a été naturellement inclue dans une stratégie rhétorique visant à dénigrer le biopouvoir – la force « sauvage » de la multitude, la force des « sauvages enragés » (pour ne citer que la figure de prédilection des colonisateurs); cette même force que Hobbes avait directement liée à la rage ( « la rage de toute la multitude est assez visible » [ « the rage of the whole multitude is visible enough » ], Leviathan, Chapter VIII ), tout comme – tout près de nous – Oriana Fallaci dans La Rabbia e l’Orgoglio ( titre auquel ce texte-ci devrait réagir tacitement ) en 2001.
La rage apparaît donc comme une obsession constitutive de la politique : une force qui menace la constitution politique, l’énergie de « l’hydre de cent têtes », l’obsession de Hobbes. La rage serait le nom négatif mais paradigmatique de cette force: la principale cible figurative du biopouvoir moderne qui tente d’absorber et supprimer la puissance biopolitique de la multitude. En d’autres termes, la « rage » dont parle Hobbes n’est rien d’autre qu’une fiction politique vouée à stigmatiser par des outils rhétoriques la force « sauvage » (ce qui ne veut dire rien d’autre qu’insoumise) de la multitude, pour la neutraliser par la suite avec des outils thérapeutico-répressifs, en prenant contrôle sur sa liberté inconditionnelle. La multitude de Hobbes contre la multitude de Spinoza : « l’hydre à cent têtes » de Hobbes, le monstre constitutivement exclu, dont la naturalisation signale la réduction de l’énergie politique de la multitude à une force naturelle brutale, contre la « pluralité qui persiste en tant que pluralité » - la multitude chez Spinoza.
La rage est habituellement décrite comme une énergie incontrôlée voire incontrôlable, ce qui signifie qu’elle remet en question les procédures de contrôle de l’affectivité politique, et par conséquent le contrôle sur les « communautés émotionnelles ». Mais la rage semble être encore plus dangereuse avec son caractère apparemment contre-productif. Tandis que la haine et la colère sont des dispositifs affectifs, puissants et efficaces, de contrôle de masse, et dans ce sens elles fonctionnent comme des moteurs collectifs des processus de production d’identité, qui canalisent et mobilisent l’énergie collective, la rage apparaît toujours comme un affect non-productible, voire contre-productif, contingent et donc incontrôlable.
Ainsi, la rage, construite métaphoriquement comme l’affect extra-politique ou contre-politique par excellence, apparaît à la fin comme l’affect politique comme tel : elle est l’effet négatif des opérations politiques, tendant à produire et à contrôler l’affectivité politique. Son vecteur est imprévisible et il met en question la dramaturgie affective, les schématismes mimétiques, qui régissent la représentation émotionnelle. Il remet radicalement en cause les structures de la représentation, entremêlées de grammaire affective, une grammaire qui a des dimensions infra-politiques. La rage dé-forme les formes et les formats émotionnels et dérègle leur lisibilité, empêche la représentabilité des émotions. En ce sens, la rage se présente comme la limite même de l’affect : la limite où l’affect régresse en résultat de stimuli ou en expression directe de contenu énergétique. Ainsi la rage apparaît comme une pathologie de l’affectivité, comme un affect d’émergence, qui suspend l’affectivité même.
En d’autres termes, même si la rage peut apparaître comme une métaphore politique, elle a une substance matérielle, fondée sur le régime biopolitique de la modernité : elle est au cœur de la lutte titanesque de la modernité – la lutte autour de la représentation politique. Ainsi la rage, ou, plus précisément, la force contagieuse stigmatisée rhétoriquement par les discours politiques conservateurs modernes (y compris les discours fascisants à venir) comme « rage », serait le nom d’une énergie collective auto-formative et affirmative. En tant que pouvoir affectif affirmatif, la rage est un affect collectif : le nom de l’affect politique de la multitude.
La rage est l’économie générale de l’affect, l’excès de l’affect, son énergie pure et non-relevable.
La rage est le nom d’une affectivité générale. Elle est politiquement insupportable en raison précisément de l’intuition qu’elle représente une affection générale, ou une réalisation de l’affectivité générale, insupportable pour la logique de la souveraineté, dans la mesure où la tentative de prendre le contrôle de l’affectivité politique, de l’immuniser ou même de la réduire à impuissancе est la tâche fondamentale de toute régime politique souverain. L’économie générale de l’affectivité politique est ce qui doit être banni du régime souverain du politique.
Pour quelle raison ? L’affectivité générale libère la puissance é-motive des corps-sujets, et de cette façon elle ne laisse pas de substance nécessaire pour l’exploitation biopolitique. Mais comme je l’ai affirmé ailleurs, la production de substance est la condition nécessaire de la biopolitique actuelle et par conséquent la première opération biopolitique. La production de substance est en effet la condition nécessaire pour toute exploitation ; elle est le seul moyen de dominer la puissance. La production capitaliste rend possible la domination en produisant, avant tout produit, (la fiction de) la substance sous la forme d’une puissance homogène et totale, et par conséquent saisissable – la fiction de la substance comme productibilité « pure », comme la condition de possibilité de la production. Cependant, toute puissance comprend un moment immanent de résistance et de ce fait le corps-sujet ne pourrait jamais être totalement dominé.
Cette puissance aisthetique, sensible, du corps est la puissance du commun. La rage, comme l’énergie aisthetique inappropriable, tout comme la douleur, la joie ou l’amour, est le potentiel aisthetique de la politique. En d’autres termes, elle n’est rien d’autre qu’un autre nom de la « liberté sauvage », la condition originaire de l’existence politique avant toute substance politique relevée en ordre constitué. Non pas une activité illicite mais l’expression de la condition immanente de l’existence humaine.
La rage contre la haine. Fascisme ou liberté « sauvage » ?
Chaque nouvelle forme de police élabore de nouvelles formes de contrôle de la rage et de nouvelles thérapies pour la réprimer. Ainsi la rage obsède-t-elle les régimes biopolitiques contemporains, essayant d’examiner scientifiquement l’ « index de la rage » des auteurs d’attentats-suicides ou bien des tueurs en série. Par conséquent, la rage est aussi une obsession d’urgence. La nouvelle police du biocapitalisme médiatique développe à son tour ses nouvelles techniques : elle produit la rage là où elle produit en même temps de la soumission en imposant la bêtise généralisée de la médiatisation. Elle tend à neutraliser par ses machineries politico-économiques toute énergie politique, en réduisant l’action politique elle-même à un état substantiellement dangereux. La « quasi-rationalité » de l’hégémonie parlementaire du capital, s’appelant toujours démocratie, se force donc à réduire toute énergie politique affective, tout affect politique, à un état non-politique, à un danger anti-politique. C’est pourquoi un ancien ministre de l’intérieur voulait à tout prix sauver la population de la racaille, en finir avec la rage : il devait la produire par le geste thérapeutico-médiatique, afin de pouvoir devenir le thérapeute de la population et donc produire aussi de la population. La « population » qui a besoin d’un thérapeute ou d’un sauveur, perd sa maturité de sujet politique : les mises en scène télévisées de la rencontre du ministre avec la population terrorisée par la racaille sauvage et informe, voulant être guérie de ses peurs, produisent d’abord l’image de la masse informe de la population elle-même. L’ancien ministre de l’intérieur a donc exercé la fonction thérapeutique de la police qui a été depuis toujours de neutraliser la terrible contagion qui dégrade la chair de la société. Il a voulu en finir avec la rage : c’est-à-dire la produire pour en finir avec. Il immunise contre la rage.
Ainsi, l’apolitisation générale qui exclut toute forme de polemos immanent, le polemos définissant la praxis politique, afin de le projeter sur l’éxtérieur « non-politique », sur l’apolis imaginé au-delà des frontières imposées et auto-immunes du régime de contrôle quasi-politique du monde libéral, devient la loi. C’est précisément cette tentative d’auto-immunisation généralisée qui donne aux nouvelles forces fascisantes la chance de canaliser, voire de monopoliser l’excès d’énergie politique affective : de transformer la rage en haine, ce qui ne fait que renforcer au bout du compte les limites du dit libéralisme totalisant. Ainsi, les forces fascisantes, au lieu de briser les frontières en question et de mobiliser un front de résistance commun, aident à redéfinir ses limites mais également à les stabiliser, transformant ainsi le « monde démocratique » en empire des « élus », des privilèges d’accès aux droits et aux libertés.
Mais la « rage » est déjà là, elle persiste comme l’affect politique de la multitude qui ne manquera pas d’éclater de nouveau, tumultueusement: elle est le nom de cette force juste que nulle thérapie ne saurait abolir.