Boyan Manchev

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Le dernier romantique, ou de l’anarchie poétique

(In Philippe Lacoue-Labarthe, sous la dir. de Jacob Rogozinski, Paris, Lignes, 2010).

La Darstellung et la force. L’excès de la mimétologie

À la question concernant « la spécificité réelle du romantisme », formulée dans le cadre de l’Ouverture de L’absolu littéraire, consacrée au célèbre fragment connu comme Le plus ancien programme systématique de l’idéalisme allemand, Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy répondent en évoquant le postulat suivant du « programme » : « la philosophie de l’Esprit est une philosophie esthétique ». Lacoue-Labarthe et Nancy commentent : « la beauté est l’Idée unifiante ou la généralité de l’Idée, l’idéalité de l’Idée, en tant qu’elle relève toutes les oppositions organiques – à commencer d’ailleurs, il serait facile de le montrer, par la plus fondamentale d’entre elles : l’opposition du Système et de la liberté.

Or cette relève, deuxièmement, c’est tout au moins ce qui s’inscrit ici en filigrane, a lieu dans, par et comme la Darstellung elle-même. (...) le philosophe doit avoir autant de force esthétique que le poète. Parce que l’idée de la beauté, autrement dit, est l’idéalité même de l’Idée (...) La philosophie doit s’accomplir en œuvre d’art ; l’art est l’organon spéculatif par excellence. (...) [L]’idée de l’Idée, comme Idée belle, est la « présentabilité » même de la présentation (comme belle présentation). C’est la bildende Kraft comme aesthetische Kraft : la force formatrice est la force esthétique. » Et ils font un peu plus loin une remarque capitale : « Il reste qu’à aucun moment le problème de la Darstellung n’est explicité comme tel 1. » Ce sera mon point de départ : la recherche – peut-être vouée à l’échec – d’une explicitation de ce problème capital.

Pourquoi donc la Darstellung ? Ici, on ne peut que confirmer la centralité de cette question postulée par Lacoue-Labarthe dans Typographie, en émettant l’hypothèse que la Darstellung apparaît et s’affirme comme un concept central non seulement du romantisme mais de toute (l’)eidesthétique moderne. Dans un sens elle ouvre sur l’économie générale, sur la folie si l’on veut, de la mimèsis – et la folie, il faut le rappeler, a été la question par laquelle s’ouvrait le travail critique intransigeant de Lacoue-Labarthe sur la mimèsis, sa thèse onto- typologique. La première phrase de Typographie annonce éloquemment un programme pour le moins excentrique : « À long terme, la question ici posée est celle de la «folie philosophique » ; l’avant-dernier paragraphe arrive de son côté à une conclusion folle : « la mimèsis entraîne la folie, la folie est une affaire de mimèsis. Peut-être même: la folie s’imite – ou «s»’imite » 2.

Mon hypothèse de départ donc : la question de la Darstellung ne peut se poser autrement que comme la question de ce qui excède Darstellung (ou la mimèsis selon le rapprochement complexe de ces notions effectué progressivement par Lacoue-Labarthe dès Typographie, ce texte prolégoménal pour sa thèse mimétologique). La question de ce qui excède la mimèsis n’est pas la question d’un au-delà ou d’un en deçà de la mimèsis. Une telle question ne serait pas valable dans l’économie de la thèse mimétologique qui postule : il n’y a pas d’autre présence que la (re)présentation 3. Il n’y a d’autre origine que la mimèsis donc. Lacoue-Labarthe dévoile – sans pour autant entrer dans le régime épiphanique de la manifestation du phénomène clair, transportant la lumière de l’eidos – une mimétologie « enfouie » plus profondément que le discours ou la pensée sur l’être 4: la mimèsis comme l’ « être-même ». Thèse ontologique forte, et comme on peut le supposer de prime abord, constitutivement pessimiste, puisque affirmant en apparence la clôture indépassable de la représentation, ce qui veut dire aussi la clôture de l’être.

La question qui importe ne concerne plus l’origine mais la force, la force esthétique (Kraft : traduisons par force, non pas par faculté). Insistons sur ce point donc, car – telle est du moins mon hypothèse – c’était la question secrète, « enfouie » si l’on veut, de Lacoue-Labarthe lui-même : s’il n’y a que de la re-présentation, comment penser la force formatrice, la bildende Kraft – la force de la vie tout court ? Quelle est la force de la Darstellung ? Dans les pages consacrées à Kant, L’absolu littéraire parle du « caractère strictement inconnaissable de la vie, de la force formatrice, en tant qu’elle est pour nous sans analogon », contrairement à la Darstellung qui relève de l’ordre de l’analogique (« le caractère seulement analogique de la Darstellung »). Mais quel est l’analogon du sans-analogon ? La question de la Darstellung romantique est restée donc ouverte, et même si l’on suppose qu’elle devrait généralement être subsumée sous la thèse mimétologique de Lacoue-Labarthe (ce que laisse supposer, sous toutes réserves, le dernier paragraphe de l’Ouverture de L’absolu littéraire), la question qui se pose avec elle n’est autre que la question de l’excès de la thèse mimétologique elle-même.

Pour aborder ces questions de front, je propose qu’on retourne à la question de la Darstellung à travers quelques fragments de Novalis – un auteur qui, contrairement à Hölderlin, ne fait pas partie des auteurs centraux du corpus lacoue-labarthien et qui n’occupe qu’une place relativement modeste dans L’absolu littéraire, même si Lacoue-Labarthe connaissait sans aucun doute en détail son œuvre (qui, selon le témoignage de Jean-Luc Nancy dans le cadre du colloque, les « fascinait » tout en leur paraissant « dangereux »). Je tenterai de motiver le choix de Novalis par l’analyse qui suit et qui aboutira à une hypothèse concernant la thèse philosophique de Philippe Lacoue-Labarthe.

La notion de Darstellung apparaît chez Novalis en 1796 dans ses études sur Fichte, précisément à la même époque que le « Plus ancien programme ». On peut supposer que cette notion est symptomatique de l’éloignement de Fichte, de la théorie des facultés de la raison et de la tradition criticiste en général, qu’elle témoigne donc d’une opération spéculative en cours dans l’œuvre de Novalis qui n’est rien de moins qu’une opération ontologique. On constatera par la suite, non sans surprise, que la Darstellung apparaît et s’impose chez Novalis comme catégorie essentiellement non-mimétique, ce qui est bien visible en premier lieu dans l’usage qu’il en fait dans le cadre de la théorie des genres. Le rapport entre Darstellung et imitation a une dimension générique bien nette – il correspond au rapport entre la poésie et le roman. Novalis oppose le roman à la poésie en tant que type mimique, mimétique, représentationnel (sous cet aspect, il est plus proche de Hölderlin, qui considère le genre lyrique comme le genre moderne par excellence, que de Schlegel qui réserve cette place au roman) : « Le roman traite de la vie ; il re-présente la vie. A côté de ce que le poète crée, il ne serait qu’un mime. Le roman (...) est l’expression illustrative d’une idée, sa réalisation perceptible. Mais une idée ne se laisse pas inclure ou enfermer dans un propos, dans une phrase. Une idée est une série infinie de propos : une grandeur irrationnelle, informulable, incommensurable. » (cf. Fragments préparés pour de nouveaux recueils, 198 5).

Nous voyons que l’ancienne opposition entre poésie et prose est ici investie d’un sens spéculatif. Or le romancier de Novalis apparaît comme un véritable kantien : le roman, en tant qu’« expression illustrative d’une idée, sa réalisation perceptible » répondrait parfaitement à ce que Kant appelle lui-même Darstellung. La question de la Darstellung chez Kant est d’une très grande complexité et Lacoue-Labarthe et Nancy n’ont pas manqué de souligner le caractère décisif des apories kantiennes de la Darstellung, voyant en cette notion un essai de résolution du problème fondamental de la philosophie kantienne, celui de l’unité du sujet, de son « être-sujet » même (AL, p. 44-45). En effet, c’est bien chez Kant que le concept de Darstellung acquiert un sens spéculatif proprement dit. Si le terme Darstellung s’était imposé au cours du XVIIIe siècle en tant que concept central de la théorie théâtrale et de la théorie de l’art en général (y compris de la théorie de la poésie à partir de Klopstock), c’est bien chez Kant qu’il devient un opérateur conceptuel philosophique 6. Néanmoins, même si le concept a été développé systématiquement dans la troisième Critique (dans l’Introduction et le § 59 notamment), il n’est pas relatif exclusivement à la sphère esthétique. Quel est exactement son sens spéculatif ? Tout autre chose que la Vorstellung (traditionnellement traduit comme « représentation », même si le sens de la notion kantienne dépasse largement le sens doxique de la reproduction d’un modèle, ne désignant pas autre chose que l’activité productrice- représentatrice illimitée de la raison), la Darstellung (présentation) désigne l’exhibition sensible par laquelle un contenu particulier se voit subsumé sous un concept : « Si le concept d’un objet est donné, la besogne de la faculté de juger, dans l’usage de ce concept en vue de la connaissance, consiste dans la présentation (exhibitio), c’est-à-dire qu’elle doit placer à côté du concept une intuition correspondante 7 » Le § 59 établit de son côté une équivalence entre la notion de Darstellung et « l’hypotypose (présentation, subjectio sub adspectum) » considérées comme « acte de rendre sensible » (ibid., 351, p. 1142).

Il semble que dans le contexte spéculatif de la fin du XVIIIe siècle Novalis apparaît comme celui qui rend possible la rencontre voire la synthèse des deux aspects du concept de Darstellung. Il est incontestable en tout cas que dans ses fragments théoriques la Darstellung est dotée d’une double légitimité : d’une part théorico-littéraire ; d’autre part philosophique, kantienne et/ou fichtéenne. On peut supposer que, bien plus que de prolonger son usage typique pour le siècle dont la fin sonne à son époque, Novalis s’engage dans un débat implicite avec les thèses kantiennes et fichtéennes sur la Darstellung, ce qui détermine son caractère complexe et polémique. Tentons de suivre cette opération spéculative.

Qu’en est-il dès lors de la poésie, opposée par Novalis au roman en tant que genre non-représentationnel par excellence ? Si le roman « kantien » n’est pour Novalis qu’un mime, alors la poésie, le genre romantique par excellence, serait en revanche pour lui (et peut- être aussi en compétition mimétique (in)consciente avec Kant), le genre (du) spéculatif lui- même. On peut supposer par voie négative que la poésie est bien le genre ou le type de l’Idée, de l’Idée en tant que « série infinie de propos » et grandeur incommensurable. Cette opération spéculative n’est évidemment pas sans avoir trait au statut radicalement nouveau de l’idée chez les romantiques. Comme le remarquent Lacoue-Labarthe et Nancy au sujet du concept spéculatif par excellence, l’idée, « toute la fonction de l’idéalisme a été d’arracher [l’idée] au statut analogique et simplement régulateur que lui avait conféré Kant » (AL, p. 186). Pour n’évoquer ici que le fameux fragment 121 de Friedrich Schlegel : « Une idée est un concept accompli jusqu’à l’ironie, une synthèse absolue d’absolues antithèses, l’échange constant, et s’engendrant lui-même » (ibid., p. 113). Au sein de cette tendance idéalisante Novalis est celui qui « infuse » avec le plus de radicalité le principe du multiple dans l’Idée, dans l’universel même. La puissance de l’idée ne relève plus que de son caractère multiple, de son hétérogénéité : « Plus de pensées, de mondes et d’états hétérogènes se croisent dans une idée, plus elle est géniale, individuelle et attirante » (Novalis, Poétique, 1315). Le devenir-idée de l’idée romantique est un devenir multiple.

L’idée ironique détermine un type radicalement nouveau de Darstellung : la présentation de l’idée apparaît désormais comme devenir de l’idée – devenir multiple de l’idée qui est son devenir propre, excédant ainsi le paradigme analogique de la Darstellung kantienne. De cette manière la poésie apparaît comme l’organon de l’Idée, en confirmant ainsi le commentaire de L’absolu littéraire, mais cette fois-ci du point de vue du poète-philosophe et non pas des philosophes-poètes, et en le précisant par une apostrophe générique. Nulle surprise dès lors si la Darstellung devient le nom de la création poétique : « Le véritable conte de fées doit être à la fois une (re)présentation prophétique, une (re)présentation idéale, une (re)présentation absolument nécessaire. » (Novalis, Poétique, fragment 1258).

Le devenir-organon de l’idée ( qu’est-ce que l’organon d’une série infinie ? ) suppose d’abord que l’idée doit s’aventurer dans la voie de la vie ( « Le roman traite de la vie (...). Le roman (...) est l’expression illustrative d’une idée » ; « Le roman c’est la vie sous forme de livre », fragment 1271). Si l’idée ne se laisse pas inclure ou enfermer dans un propos, c’est parce que la vie ne se laisse pas présenter ou saisir dans une représentation. Cependant, bien que la vie – la force formatrice – reste strictement inconnaissable, « en tant qu’elle est pour nous sans analogon » (AL, p. 45), Novalis semble toujours supposer, en extrêmisant Kant, une telle possibilité, possibilité à la limite et de la limite : d’une part, « la vie ne peut pas être comprise 8 », mais d’une autre, « [l]a vie ne peut être comprise que par la vie ». La vie serait dès lors le concept directif par lequel s’opère le passage de la tradition criticiste, de la question du savoir à la question de l’être 9. Ainsi, l’Idée apparaît comme le nom de la force de la vie, de la vie qui œuvre – grandeur irrationnelle, informulable, incommensurable, série infinie du multiple ouvert de l’inconnaissable, de la vie tout court. L’absolu littéraire note la proximité de l’idée romantique du concept hégélien (« le Concept est la vie » 10), tout en soulignant que ce n’est qu’une proximité trompeuse dans la mesure où « la vie impliquée ici (...) est, essentiellement, l’œuvre d’art » (AL, p. 49). Néanmoins, il est incontestable que chez Novalis – bien avant La phénoménologie de l’Esprit – Idée et vie coïncident en tant que topos ontologique, et que le lieu de cette coïncidence porte le nom de Darstellung. La Darstellung ne serait donc pas autre chose que l’opérateur onto-esthétique permettant l’identification de la question de la poïesis à la question de l’idée-vie, et par conséquent de l’être. Pour n’évoquer qu’un fragment célèbre : « Créer de la poésie signifie créer la vie. Toute œuvre poétique doit être un individu vivant. » (Poétique, fragment 1188). Par conséquent, il n’est question de rien de moins que d’une opération spéculative ouvrant la voie à une radicalisation ontologique. La force de l’idée-vie est une force ontologique. Ainsi, la synthèse non-dialectique des deux aspects – esthétique et spéculatif – du concept de Darstellung chez Novalis donne lieu à un concept nouveau. Ce concept n’est ni esthétique ni gnoséologique ou plus généralement subjectif mais ontologique ou plutôt onto-esthétique. Par conséquent, Novalis est le premier à penser la Darstellung en tant que concept ontologique, à fantasmer donc une ontomimétologie de l’être. La matrice de l’opération spéculative effectuée par Novalis apparaît ainsi comme un signe avant-coureur de la thèse lacoue-labarthienne.

L’imprésentable

Si, comme on peut le supposer à travers Lacoue-Labarthe, la question de la Darstellung a été l’obsession secrète de toute la modernité, ce n’est pas à cause des structures représentatives et de la logique de la manifestation, de l’économie du sens, qui y sont sans doute en jeu ; au contraire, c’est bien, pour le répéter une fois de plus, à cause de la hantise de l’imprésentable, de ce qui ne peut pas être présenté faute de modèle : donc du sans-modèle ou de la folie.

La thèse de Novalis sur la Darstellung se fonde incontestablement sur une appropriation paradoxale de Kant : sur un kantisme fantastique ou miraculeux (les termes novalisiens sont « fantastique » ou « géniologie »). La question d’une création anarchique et de la force de la Darstellung, relève évidemment de la question kantienne de l’imagination, de l’Einbildungskraft. Plus particulièrement, c’est la question de l’imprésentable, ou de la limite de la représentation, qui est en cause. On arrive ainsi, inévitablement, à la question du sublime. Rappelons-nous la thèse kantienne. Dans le § 25 de la Troisième critique on lit : « rien de ce qui peut être objet des sens n’est donc à qualifier de sublime. Mais c’est précisément parce qu’il y a dans notre imagination un effort pour progresser vers l’infini, dans notre raison une exigence de totalité absolue, considérée comme une idée réelle, que l’inadéquation, par rapport à cette idée, de notre faculté d’évaluer la grandeur des choses dans le monde sensible suscite le sentiment de la présence en nous d’une faculté suprasensible», § 25, 250, p. 1017). Le sublime en tant qu’inadéquation qui engage le dérèglement de la faculté d’imagination et de l’opération de la Darstellung, apparaît donc d’abord comme une inadéquation des facultés – de la raison et de l’imagination (le sublime mathématique), et par la suite, comme l’inadéquation de l’idée de la raison à la matière nouménale du monde : « inadéquation » en laquelle consiste le sentiment de supériorité de la raison (le sublime dynamique). S’agit-il donc, chez Novalis aussi, d’une faculté subjective, malgré tout son élan ontologique ? Si pour Kant le sentiment d’une faculté suprasensible émerge par suite de la faillite de la faculté d’imagination, pour Novalis l’imagination productive ou la fantaisie, selon son mot préféré, n’est pas autre chose qu’un « sens merveilleux » qui « peut remplacer tous les autres sens ». La fantaisie est donc une force « extra-mécanique », ce qui est autre chose que le suprasensible au sens kantien : « L’imagination est ce sens merveilleux qui peut remplacer tous les autres sens – et qui est déjà grandement en notre pouvoir. Alors que les sens extérieurs semblent être soumis entièrement à des lois mécaniques, l’imagination ne semble pas être liée à la présence et au contact des stimulations externes 11. » La question de l’imagination en tant que sens « sursensible », c’est-à-dire en tant que sens qui englobe tous les autres sens en les transformant en organes productifs, traverse la réflexion de Novalis. Ainsi s’opère le passage du suprasensible au sursensible : de la faculté suprasensible (la raison kantienne) à une faculté poïétique – puissance créatrice sursensible. En d’autres termes, la fantaisie chez Novalis tend à dépasser la différence entre l’intuition et le concept ; désormais, l’intuition se présente comme une puissance immanente au concept, comme son immanence aisthétique. Or pour Novalis c’est la fantaisie qui produit les idées. Le fragment 318 de Das Allgemeine Brouillon en témoigne par un exemple symptomatique, celui du mathématicien, le maître des idées « pures » : « Le philosophe poétique est « en état de créateur absolu » (...) par conséquent le mathématicien aussi, lorsqu’il fait réellement quelque chose d’exact, le fait d’abord en tant que poeta philosophus.» (OC, II, p. 284). L’imagination productive, érigée en imagination créatrice (chez Kant déjà, l’imagination devient créatrice lorsqu’elle « permet de penser plus que ce que pourra jamais comprendre un concept déterminé, donc qui élargit de manière esthétique et sans limite le concept lui- même », 315, p. 1098), finit par englober la raison entière, en tant que sa faculté ou sa force générique : « L’imagination créatrice se sépare en raison, jugement et force sensible. Toutes les choses entrent dans la composition de chaque représentation (expression de l’imagination productive) – mais évidemment dans des rapports, des modes et des grandeurs variables. » (OC, II, p. 286). Ou bien, si l’on formule cette opération, l’opération d’un criticisme fantastique, sur un plan métacritique : « 328. Un idéalisme critique est déjà du criticisme poétique ou moral » (OC, II, p. 287).

(Il faut être sensible à cette équation : « poétique ou moral ». Chez Novalis l’imagination envahit systématiquement le règne de la raison pratique. Parmi les premières notes aphoristiques de ses fragments de 1796, on trouve une formule laconique, d’une prétention et d’une éloquence démesurées : « Raison pratique est pure imagination » (fragment 47 des Cahiers d’études philosophiques, OC, II, p. 14). Cette thèse persiste dans Das Allgemeine Brouillon : « La liberté « élective » est poétique – c’est pourquoi la morale est poésie de fond en comble » (fragment 324). Il s’agit donc d’un inversement, d’une radicalisation anarcho-fantaisiste de Kant : la loi relève de l’imagination. Ainsi la praxis se transforme en poïétique générale, et cette opération poético-conceptuelle aura des conséquences inouïes pour la philosophie : c’est elle qui ouvrira le chemin pour penser la philosophie comme praxis transformationniste. Par-delà Hegel, Novalis trouvera son double mimétique obscur en Marx.)

Comment Novalis répond-il dès lors à la question « Comment présenter l’imprésentable » ? En effet, selon Novalis le poète ne fait que cela : présenter l’imprésentable. L’imprésentable se fait présent par la fantaisie, dans la Dartstellung poétique. Par conséquent, la Dartstellung est une présentation de l’imprésentable : « La disposition pour la poésie a beaucoup en commun avec la disposition pour le mysticisme. Il s’agit d’une disposition pour ce qui est particulier, personnel, inconnu, mystérieux, pour ce qui est à révéler, pour le contingent-nécessaire (das Notwendigzufällige). Elle présente l’imprésentable (Er stellt das Undarstellbare dar). Elle voit l’invisible, sent le non-sensible, etc 12. »

La poésie présente l’imprésentable 13. Toutefois, si pour Kant la question de l’imprésentable est une question d’inadéquation de la faculté d’imagination à l’idée – au modèle absolu (l’infini), pour Novalis, considérant l’idée elle-même comme sujet de la poïésis ontologique de la fantaisie, la question de l’imprésentable serait question d’adéquation au sans-modèle (le multiple ouvert de la série infinie). Pourtant, l’imprésentable est tout autre chose qu’une simple transcendance mystique, qu’un au-delà du monde, même si la poésie se rapproche du mysticisme. L’imagination ne met pas en image un au-delà inimaginable du monde. En d’autres termes, l’imagination sublime ne relève pas de l’interdit sacré de la représentation, elle ne figure pas l’excès infini de la représentation. Par contre, l’imagination est une force de ce monde-ci : « tout absolu est obligé de sortir de ce monde, de s’en bannir. Dans le monde, on doit vivre avec le monde. » (OC, II, p. 40). C’est une imagination sublime car l’inadéquation entre Einbildungskraft et l’Idée est devenue asymétrie radicale : l’idée de la raison est déjà une idée poétique, et par conséquent une idée-monde. Or si le monde a une forme poétique (le fragment 325 du Grand répertoire général parle d’une « forme poétique du monde », p. 286), c’est que l’imagination forme le monde. Plus qu’une Gestaltung transcendantale de provenance ontothéologique, l’imagination créatrice s’affirme comme une force ontologique immanente au monde : la force de la mise en image ou de la vie est la force du monde qui, à travers le poète, se fait monde. Or cette force extra-mécanique ou sursensible est en même temps une force organique, la force organique du devenir-organon de la vie. Autrement dit, le poète – ou l’artiste – n’est pas autre chose que l’opérateur ou le coopérateur de cette force ontologique : « l’artiste a vivifié en ces organes le germe de la vie autoformative, auro-imageante ; il a augmenté et élevé leur incitabilité à l’esprit, si bien qu’il se trouve par là en état de faire jaillir à travers eux, à l’extérieur, des idées selon sa volonté, sans sollicitation extérieure – et qu’il peut utiliser ses organes comme des ustensiles, des outils modifiant à son gré le monde réel. » (Fragments préparés pour de nouveaux recueils, fragment 210, p. 92). Le poète qui vivifie – intensifie, transforme – ses organes pour transformer le monde est l’organe du monde ; il est l’organe de la force autoformative, auto- imageante, auto-poïétique du monde.

***

Je ne pourrais donc finir ce texte qu’en lançant une hypothèse radicale : l’imprésentable de la Darstellung n’est pas autre chose que la force créatrice elle-même. L’imprésentable n’est pas autre chose que l’activité pure, à moins que ce ne soit la puissance même de l’être qui se transforme, en passant en acte. C’est précisément l’acte de ce passage qui reste inabordable. La Darstellung présente l’imprésentable, ce qui veut dire que ce n’est que l’acte de la présentation, sa force présente, qui est imprésentable. La force est l’imprésentable de l’imprésentable.

Or, la Kraft n’est pas simplement une faculté au sens kantien (le sens de Vermögen ou de Facultät donc : Urteilskraft, Einbildungskraft) ; elle est une force, c’est-à-dire d’abord une activité. Mais le principe de l’activité, la force de la force si l’on veut, reste lui-même inconnaissable. De ce fait l’entreprise critique se transforme inévitablement en métacritique, et l’opération romantique est d’abord une opération métacritique. Sa tâche : penser la force de la raison. De ce point de vue, la faculté de l’imagination kantienne apparaisse comme la faculté la plus adéquate pour nommer la force poïétique en tant que telle. La Kraft serait donc d’abord la force créatrice qui dépasse les limites du sujet : cette faculté qui était censée en saisir les contours constitutifs se libère de la chimère constitutive pour s’aventurer dans l’espace qui lui est propre – l’inconnu du dehors, le vide du monde à venir, c’est-à-dire à créer.

Le sublime – la représentation empêchée – ne relève donc pas de la force de la nature et/ou de l’idée, mais de la force de la Darstellung elle-même 14. Cette force n’est pas de l’ordre de l’analogique – elle n’a pas d’analogon ; et si elle n’a pas d’analogon, c’est parce qu’elle est l’organon elle-même. Or la mimèsis n’est pas ce qui s’oppose à la force, en la réduisant ou en la figeant en figures, selon la « détermination subjective de l’être » (Typographie, p. 179), ou même ce qui se voit excédé par la force ; aucune dichotomie entre force et mimèsis, entre Kraft et Darstellung. La Darstellung ne re-présente pas, elle ne fait que présenter sa force. Darstellung relève ainsi de l’ordre immédiat de l’action directe et non pas de la médiation – c’est-à-dire de l’activité d’un sujet (se) réfléchissant et (se) représentant – et se surprenant lui- même à l’endroit où il voulait s’installer sans modèle ni origine. (« Réduire ce dont il s’agit, dans la mimèsis, et qui se situe bien – en effet – du côté de la Darstellung, à la mise en scène, à la simple théâtralité, c’est nécessairement s’exposer à manquer l’insaisissable jeu par lequel un « sujet » est toujours à l’avance – et à son insu – fictionné. », Typographie, p. 268). L’imagination créatrice ou la fantaisie est donc tout autre chose qu’un façonnement, qu’une figuration ou une fixation, ou qu’une mise en scène ; il ne s’agit pas d’une Gestaltung – du rapport de la forme à ce qu’elle met en forme à partir d’un modèle. Pas de forme d’avant la force. Une conclusion pour le moins surprenante, dérangeante même, s’impose : la mimèsis est l’organon de la force.

Ainsi l’organon devient le paradigme de la Darstellung en détrônant le paradigme analogique kantien. Le sans-analogon, c’est l’acte même de l’œuvre. L’emploi du terme symbole est symptomatique de ce passage. Dans le § 59 de troisième Critique Kant décrit la Darstellung symbolique de la manière suivante : « Toutes les intuitions que l’on soumet a priori à des concepts sont soit des schèmes, soit des symboles, dont les premières contiennent des présentations directes du concept, et les secondes des présentations indirectes. Les schèmes procèdent démonstrativement, les symboles au moyen d’une analogie » (ibid., § 59, 351, p. 1142). Si pour Kant le symbole – la Darstellung indirecte – procède au moyen d’une analogie, pour Novalis « le symbole n’est que symbole de soi-même ». C’est bien de là (et non pas d’une autosuffisance constitutive – c’était la grande erreur de l’appropriation formaliste de la thèse novalisienne) que procède la thèse novalisienne sur le caractère parfaitement autotélique de l’œuvre poétique : la Darstellung est l’organon de la force (de l’activité, de l’acte). L’œuvre ne symbolise – ne représente – rien d’autre que son noyau imprésentable : sa force donc. Ou sa folie.

Et si la folie est absence d’œuvre, ce n’est aucunement un hasard que le poète soit insensé 15: il pose l’absence d’œuvre (l’acte pur, la force de l’imagination – donc la force créatrice de la vie) en tant que seule possibilité de l’œuvre. Si l’œuvre est la force elle-même, c’est que l’acte est déjà l’œuvre. Le dés-oeuvrement poétique veut employer l’absence d’œuvre en tant qu’œuvre (de la même manière que Novalis veut employer l’absence de système en système 16). Ce qu’on appelle folie ou absence d’oeuvre, c’est l’énergie de l’œuvre, ou sa force. L’absence d’œuvre est le noyau imprésentable de l’œuvre : la force qui le meut tout en l’excédant.

« La mimèsis entraîne la folie, la folie est une affaire de mimèsis ». Ce qui veut tout aussi bien dire : la folie entraîne la mimèsis, la mimèsis est une affaire de folie.

Ainsi Novalis n’effectue rien de moins que la généralisation la plus radicale de la tradition criticiste au sein du petit groupe des Iénaens : sa radicalisation ontologique. Il ne s’agit aucunement pour autant d’un retour à l’onto(théo)logie métaphysique, d’une simple régression par rapport à Kant et la tradition criticiste (ce que laisse aussi entendre Jean-Marie Schaeffer, parlant du caractère « restaurateur » de la sacralisation de la poésie effectuée par Novalis 17). Il s’agit d’une position ontologique radicalement nouvelle, d’un rapport radicalement nouveau au monde dont la notion novalisienne de Darstellung est un des éléments constitutifs – d’une attitude prospective envers le monde, c’est-à-dire de la praxis d’une poïésis ontologique : « Et si la philosophie, par les lois qu’elle donne, prépare d’abord le monde à recevoir l’influence efficace des idées, alors la poésie est en quelque sorte la clef de la philosophie, son sens et son but » (fragment 29, OC, II, p. 55). La phrase programmatique de Novalis « le monde doit être romantisé » devrait être entendue ainsi : le monde doit être fait, le monde doit être créé. Car la philosophie poétique est un état de « création absolue ». Le monde doit être créé, absolument, et cela, en l’oeuvrant, en l’ouvrant toujours plus loin, en l’espaçant, pour le dire avec le mot de Jean-Luc Nancy, c’est-à-dire en creusant l’infini de la finitude par la série infinie des idées – cette infinité imprésentable et incommensurable du monde en puissance qui rythme la Darstellung.

Conclusion : sans clôture

Ce n’est aucunement un hasard si la question de l’imprésentable, en rapport direct avec la Darstellung, a été une des questions fondamentales pour Lacoue-Labarthe. Sa réponse à cette question a été formulée de manière très nette dans son débat avec Lyotard. Dans le cadre de sa confrontation avec la thèse lyotardienne sur le sublime dans La poésie comme expérience, Lacoue-Labarthe affirme : « De Kant, de la théorie kantienne du sublime, J.-F. L. retient le concept, qui apparaît en effet chez Kant, de « présentation négative » (de l’Idée). (...) Il faudrait donc penser, selon le schème (onto-théologique) de la présentation négative, qu’il y a présentation, non pas de l’au-delà de la présentation, mais qu’il y a un au-delà de la présentation. (...) Mais cet au-delà n’est rien, il n’est pas de l’imprésentable. (...) Ce qui se passe lorsque la présentation s’efforce d’indiquer son au-delà ou plutôt le fond (sans fond) sur lequel elle se détache comme présentation, ce pur néant ou cette pure ouverture, c’est que se présente, dans la présentation ou à même la présentation, la différence du présenté à la présentation. (...) Le fond sans fond de la présentation s’indique dans la difficulté même de la présentation, dans un « ça ne va pas de soi » de la présentation. » C’est ce que Lacoue- Labarthe appelle « le hiatus de la présentation 18 ».

Nous pouvons penser ce hiatus comme une puissance de résistance immanente à la présentation, qui ne permet pas son actualisation terminale : une puissance enfouie donc, où la force de la Darstellung se re-tire, dans le fond ou plutôt comme le fond, tout en mouvant la présentation en profondeur, en l’intensifiant – en la rendant vivante, dirait Novalis. Ce hiatus immanent, le moment de résistance active, est le lieu même de la force. On se trouve donc devant une homonymie susceptible de provoquer des malentendus : l’imprésentable que la Darstellung novalisienne est censée présenter est tout autre chose que l’imprésentable lyotardien, l’excès infini de la représentation, opérateur de l’effet sublime – il y est même diamétralement opposé. En revanche, il est proche du hiatus lacoue-labarthien en tant que lieu de la force. Ce qui reste imprésentable et excède donc la clôture de la représentation, ce n’est pas autre chose que sa force. Or la mimèsis chez Lacoue-Labarthe n’est pas seulement la réduction de l’activité de la force ; c’est surtout une activité, un acte. La force figée en types n’est elle-même ni un type ni une arkhè. La question de la force coïncide donc avec la question de l’an-archétypique 19, de l’anarchie tout court – la question la plus secrète peut- être de Lacoue-Labarthe : la force de sa thèse mimétologique.

Ainsi on peut affirmer que la thèse onto-mimétologique de Lacoue-Labarthe se situerait entre Hölderlin et Novalis, entre la tragédie hölderlinéenne (la mimèsis, le destin) et le Märchen ou la poésie novalisienne (la force – l’imagination, la liberté – l’anarchie). Soutenir cette thèse veut dire tout autre chose qu’accepter le destin et se plier devant sa nécessité, devant la Loi. Elle veut au contraire aller jusqu’au bout dans la force de l’anarchie, faire face à « la loi d’avant toute Loi » dont parle Poétique de l’histoire 20: « le temps de l’Anarchie universelle, de l’absence de loi, de liberté, le temps avant le monde » dont parle Novalis dans son fragment 1258. Le concept typographique est un concept radicalement critique et par conséquent fondamentalement affirmatif. Ainsi, Novalis nommerait en fin de compte le non- dit de la thèse mimétologique. La folie de Novalis est non seulement ce qui rend possible le système hégélien – l’idée de l’œuvre totale de l’Esprit, la folie de la raison absolue –, mais aussi l’idée d’une Darstellung, d’une présentation libre, d’une œuvre anarchique de la liberté – d’une eidesthétique tout autre. Le dernier romantique est non pas celui qui achève mais celui qui transforme (le romantisme), à moins que le romantisme ne soit rien d’autre que le nom d’une transformation décisive et irréversible de la pensée et de la création : dès lors, Novalis l’est tout aussi bien que Lacoue-Labarthe.

L’expérience de la philosophie de Lacoue-Labarthe – sa philosophie comme expérience – ne s’articule donc pas à partir de l’idée d’une clôture primaire, d’un caractère concentrationnaire de l’être, mais à partir de l’expérience d’une anarchie, d’une liberté ou même d’une justice irréductibles. Il part de l’idée anarchique de la force de la mimèsis, pour combattre la réduction de cette idée ou de cet idéal par tout idéalisme métaphysique et spéculatif 21. C’est cette force anarchique que la pulsion mimétique, la pulsion de l’économie de la finitude, a tenté d’étouffer – et pourtant elle reste, tragiquement, dans la déchirure, inétouffable. Et si Lacoue-Labarthe était le dernier romantique, ce ne serait en rien d’autre et en rien de moins qu’en cette révolte en faveur d’une liberté impossible à jamais si ce n’est dans la force et dans la folie de la révolte elle-même – la liberté à venir. Il nous a laissé ainsi un exemple – sans pour autant constituer un modèle, un type – dont l’intensité et le courage posent devant nous une mesure, une exigence critique – poétique, philosophique, romantique – qui, tout en ayant la puissance de nous figer, ne saura que nous donner le courage d’avancer après lui dans cette voie à la fois désolée et fastueuse qui était la sienne... La voie du dernier romantique.