Poésie et désorganisation
Pour une fantastique philosophique
(In Lignes, n°38 : Littérature et pensée, sous la dir. de Michel Surya, 2012).
Si la folie ne poussait pas la pensée, la littérature n’existerait pas. Mais la folie qui pousse la littérature n’est pas une folie pathologique ; c’est une folie organique. C’est la folie des organes. Telle était du moins l’idée folle, et cependant secrètement constitutive de toute pensée moderne sur la littérature, d’un des souverains anarchiques de la littérature pensante, Novalis.
La volonté ontologique
La pensée sur la littérature chez Novalis procède d’un impératif ontologique : « Le monde doit être romantisé ». La question du monde est donc, à son tour, une question poïétique. Et cette double question onto-poïétique est une question modale: le monde doit être romantisé. Elle est gouvernée par le devoir (doit être), selon lequel le mouvement désiré s’exerce. La romantisation est donc une catégorie prospective et dans ce sens active. « Romantiser » est bel et bien un verbe – une catégorie active à valences prospectives. Romantisation = transformation = création du monde.
C’est une opération de la pensée inédite de même qu’un changement inédit du statut du discours philosophique. La poétique de Novalis est tout autre chose qu’un domaine ontologiquement secondaire, tout autre chose aussi que la nouvelle sphère autonome de la finalité sans fin conçue par Kant. La question de la praxis est devenue question poïétique : « La pratique et le poétique ne seraient-ils qu’une seule et même chose ? – poétique voulant dire simplement absolument pratique in specie. » ; « La liberté « élective » est poétique – c’est pourquoi la morale est poésie de fond en comble. Idéal du tout-vouloir. Volonté magique. Chaque libre choix serait-il absolument poétique, absolument moral 1 ? » Généralisation de la poétique, poïétique générale : désormais, un programme pratique de création du monde, programme d’un monde à venir.
Insistons : il s’agit d’une affirmation inouïe, fantastique. Or, se risquera-t-on à le dire, le grand successeur de cette folie pratique, de cette fantastique philosophique – dans la mesure où elle n’est soumise qu’à l’exigence inconditionnelle de la promesse d’un avenir inconditionné – au-delà de Hegel et des jeunes hégéliens, n’est autre que Karl Marx, le poète de la révolution, c’est-à-dire de la romantisation du monde. Hypothèse fantastique, il est nécessaire donc de l’affirmer : le geste philosophique de Marx est en profonde affinité élective avec la folie romantique de Novalis. Marx rejoint Novalis dans l’affirmation radicale du caractère prospectif de la philosophie et de la poésie, dans sa volonté ontologique, tout en la posant à la base de la poïesis matérielle. La thèse marxiste, transformant la philosophie en projet prospectif (« Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde: il s’agit maintenant de le transformer »), rejoint un demi-siècle plus tard la poïétique organique de Novalis. La base de la transformation du monde devient désormais le travail matériel, poïétique, intensification de la poésie.
Cependant, dans ce mouvement d’objectivation de la poïésis, la transformation elle-même s’est vue paradoxalement extériorisée, « aliénée » elle-même, expulsée sous la forme de projet téléologique sublimant une réalité historique. Ayant été conçue de manière immanentiste par Marx, la transformation n’est plus pensée en tant que puissance immanente du monde mais en tant que son altération : voici le réel problème de la modernité décadente qui est toujours la nôtre. La modernité a perdu la volonté ontologique, sa force immanente – la volonté d’agir non pas dans un autre monde mais dans ce monde-ci, maintenant, dans un actuel permanent, l’actuel permanent de la création.
Organologie générale
Aujourd’hui la fantastique philosophico-politique scande la nécessité de radicaliser Marx par l’idée d’une organologie générale. A l’époque de l’inorganique totalisé et totalitaire – du travail pseudo-inorganique prétendant de libérer les organes en les soumettant à des usages et des fonctions frustrants et épuisants, à de nouvelles formes d’exploitation donc, ou bien en les supprimant tout court – une nouvelle organique, organique fantastique, utopique non pas au sens d’une rétro-utopie technicisante, substantialiste et donc régressive, aura la tâche d’armer les corps pour la lutte en faveur de leurs sujets inimaginables à venir.
Cette lutte commence par l’imagination.
« L’imagination est ce sens merveilleux qui peut remplacer tous les autres sens – et qui est déjà grandement en notre pouvoir. Alors que les sens extérieurs semblent être soumis entièrement à des lois mécaniques, l’imagination ne semble pas être liée à la présence et au contact de stimulations externes. 2 » Mais l’imagination – la force qui transforme la pensée en poésie, où la pensée devient poésie – est supra-sensible seulement au sens où elle est fondamentalement organique. L’imagination est un supra-sens qui multiplie les sens et leurs organes ; c’est la puissance même des sens : « Hypothèses sur la multiplication des sens – sur des sens obscurs et nouveaux – sur leur organisation possible 3. »
Que veut dire stimuler les organes afin de les rendre productifs ? Cela veut d’abord dire mobiliser les organes des sens pour qu’ils agissent inversement (« Evidemment l’utilisation inversée des sens reste un mystère pour la plupart des gens, mais chaque artiste le connaît 4 »). Cela veut dire transformer l’imagination productrice en organique productrice. L’imagination, la Darstellung quitte la sphère de l’analogique pour aboutir à une immanence radicale, organique, qui fonde organiquement la volonté d’agir dans le monde. De cette manière l’imagination devient une technique ontologique, une anthropo-technique. Elle n’est rien de moins que la création d’un nouveau corps en tant qu’instrument d’un nouveau monde : « [L]’artiste a vivifié en ces organes le germe de la vie autoformative, auro- imageante ; il a augmenté et élevé leur incitabilité à l’esprit, si bien qu’il se trouve par là en état de faire jaillir à travers eux, à l’extérieur, des idées selon sa volonté, sans sollicitation extérieure – et qu’il peut utiliser ses organes comme des ustensiles, des outils modifiant à son gré le monde réel. » (ibid., p. 92). « Le corps est l’instrument, l’outil pour la formation et la modification du monde. Il faut donc que nous cherchions à faire de notre corps un organe universel d’aptitude et de capacités. Modifier notre instrument, c’est modifier l’univers 5. » La transformation de l’homme se ferait donc par la transformation des organes, par l’inversion des sens. Transformer le monde veut d’abord dire se transformer soi-même ; la transformation de soi est la condition de transformation du monde : et cela est une hypothèse qu’on ne peut pas réfuter sauf faillite expérimentale. Le poète qui vivifie – intensifie, transforme – ses organes pour transformer le monde est l’organe du monde ; il est l’organe de la force autoformative, auto-imageante, auto-poïétique du monde.
Le poète de Novalis, tout comme l’ouvrier de Marx, est l’homme qui actualise radicalement sa puissance, en tant que stasis ontologique ; qui excède son auto- suffisance subjective pour devenir organe ontologique qui forme-exprime la vie en transformant-intensifiant ses propres organes, en les transformant en organes du monde qui à travers eux devient monde, se fait monde. L’homme est une tâche, tout comme le monde lui-même. Cette tâche est une tâche poétique. Avant de dépasser l’homme, il s’agit de le créer. Une anthropotechnique poïétique – une tekhno- aisthétique ontologique.
Poésie et désorganisation
Dés-organisation est le nom juste de cette transformation. La désorganisation n’est ni une chaotisation ni une prothétisation. La dés-organisation est le mouvement immanent du corps, qui excède l’opposition entre organique et inorganique. Le concept de désorganisation permet donc de sortir de la mauvaise dialectique de l’organique et de l’inorganique, de l’organique « substantielle » et de la prothétique ou la technique « a-substantielle ». Au-delà de la lecture doxique de l’organique, le mouvement de la dés-organisation expose les techniques originaires du corps. Il n’y a pas d’organisme sans technicité. La condition technique originaire, qui n’est ni la plénitude de l’origine ni son défaut, est la désorganisation altérante du corps qui démontre la transformabilité intrinsèque de l’organe, l’indécidabilité du passage de l’organe à l’instrument et de l’instrument à l’organe.
En d’autres termes, la pensée de la désorganisation nous permet de nous aventurer bien au-delà du phantasme techno-utopique de « cyborgisation » de l’homme. Insistons sur ce point : la pensée de la désorganisation n’est en rien un nouvel ancien transhumanisme, sans doute profondément codé dans les gènes de la modernité. Il ne s’agit aucunement de former, sous le prétexte d’une généralisation de la poïétique, d’une poïétisation – pour le moins redoutable – du politique, un nouveau super-organisme, un corps super-productif et omnipuissant, corps inorganique. Au contraire, chez Novalis il sera question de désorganiser l’organique « anti- naturelle », celle des règles et des fonctions prétendument universelles, de la dérégler, de libérer les organes pour transformer le corps, et par conséquent le monde 6. Il n’est donc question que d’une organologie an-archique. « Les organes n’ont par nature aucune tendance déterminante, aucune tendance à être fixés ou à s’unir pour former un seul corps individuel 7. » Certes, c’est une folie, mais il y a un système en elle.
Mais dès lors qu’est-ce que la pensée ou l’esprit ? N’est-ce pas précisément la force dynamique des organes, le supra-sens qui leur permet de s’excéder en poussant de nouveaux organes ? « [L]e système d’organes que nous appelons âme 8 » excrète le monde en s’extériorisant dans sa transformation : « Essentiellement en tout art véritable, c’est une idée – un esprit – qui est réalisé, produite du dedans au dehors (...) pour l’organe éthique (ou le sens moral) c’est le monde moral a priori ; pour la pensée (l’organe pensant) c’est le monde pensable a priori, et ainsi de suite ». Une super-machine qui est la machine de la transformation pure, la puissance de se transformer soi-même, de produire et élargir la possibilité du monde, sans se fixer dans une fonction, dans un usage ou dans une valeur d’échange.
La thèse de la dés-organisation affirme : toute technique est dés-organisation. Au lieu de tenter de l’abolir en tant que sphère de la médiation pour aboutir à une présence pure et dure, disons plutôt que ce qu’on appelle technique artistique n’est pas autre chose que ce nouvel organe ou plutôt cette nouvelle fonction de l’organe – et des sens – qui permet de former des formes, c’est-à-dire des individus libres, indéfinis et potentiellement infinis (cf. fragment 240, p. 102). Telle est la thèse de l’organologie générale : la technique n’est pas une extension, une prothèse, un supplément mais une modification immanente, une méta-stase, une dynamique modulatrice de la fonction qui permet à la nouvelle règle et à de nouveaux mondes d’émerger.
Le poète, l’ouvrier, le monstre
Ainsi, quant au travail productif il s’agirait précisément de se subjectiver dans la lutte par l’acte de pousser de nouveaux organes, par l’intensification de l’extension. L’ouvrier de Marx apparaît dans cette optique comme le « génie total » de Novalis : le philosophe de la matière, celui dont l’imagination conçoit librement le monde par la force active de l’organe du monde, de sa puissance irréductible, celui qui prend le risque de toucher à la matière, de s’immerger dans la matière brûlante du monde ; qui, dans l’usage actif, effréné des organes, se dés-organise. « Le génie n’est rien d’autre que l’esprit opérant dans cette mise en service, dans cette utilisation active des organes. » (ibid., p. 100)
Le poète est un ouvrier non aliéné, en possession de sa force productrice et des moyens de production : les techniques et les instruments qu’il développe à même ses sens et ses organes. Le poète – le poetus philosophus 9 – est le modèle de l’ouvrier non aliéné qui transforme le monde. La lutte est non seulement le moyen de l’émancipation, la solution du déséquilibre ontologique, mais la condition même de l’activité de l’ouvrier-sujet, le déséquilibre en tant que condition ; elle est le mouvement de transformation du corps et du monde, s’émancipant de la nécessité : le Destin n’est pas autre chose que la paresse de l’esprit, pose Novalis.
Dans ce mouvement qui ignore la forme de la lutte connue par Marx, il se pose un problème décisif, le problème du sujet et du désir, problème remobilisé par Nietzsche, Bataille, Lacan et Deleuze. Et ce problème ne saurait être compris qu’à condition de comprendre ce que transformation signifie ici. La transformation est toujours division et par conséquent production de différence. La transformation ne se présente pas comme le re-moulage incessant d’une matière brute et passive. Au contraire, c’est la prolifération, la multiplication des sujets – et des organes – du moulage, des forces qui sont par nécessité forces subjectives agissant dans la matière, qui la composent, qui en sont la con-sistance. Ainsi la transformation est toujours augmentation de complexité, perpétuation de l’hétérogénéité, recomposition d’un champ tensif de forces. Certes, les utopies romantiques sont souvent idylliques, et le flux des métamorphoses pourrait s’y manifester comme un flux continu, la succession rythmée des flots comme dans le vitalisme d’Ovide ou le transformisme lamarckien, contemporain de Novalis. Mais le germe nietzschéen y pousse déjà : car seul un corps en excès sur soi se transforme, c’est-à-dire s’excède. Ce qui plus est, la métamorphose de ce corps, de cette « nature », s’exerce selon l’exigence explicite de changer le monde, non pas de le connaître ou de l’interpréter. La transformation est d’abord scission, rupture ; la découverte de la négativité de la force active, de la négativité en tant que force active, est à l’ordre du jour.
La force de la métamorphose est le désir. La manière dont le désir agit dans le processus d’auto-formation négatrice bouche toute possibilité de régression rétro- utopique, d’un infantilisme final de ré-assimilation de l’objet en tant qu’un corps maternel archaïque – le communisme primitif du mir russe des lettres à Vera Zasulich du Marx tardif, ou la Chose du corps maternel de la psychanalyse. La transformation est toujours excessive – l’éternel retour est l’excès du désir, éternel retour du désir – car elle ne cesse de produire-projeter une « chose », le germe d’un monde. Projection atélique qui étend l’horizon du monde.
La logique du désir ne comporte pas de dialectique. La logique du désir est une logique sans exode, sans catharsis, puisque l’inversement, le retour en soi ne sont pas possibles. C’est pourquoi le monstre, cet être qui émerge dans la métamorphose, ne cessera pas d’avancer vers la limite. Le monstre c’est ce qui porte la limite, le terme. Il ne parviendra pas à soi, donc la limite sera toujours rejetée plus loin. Le travail du désir est un incessant travail de subversion visant à annihiler toute possibilité de rivage ou de port. Le désir c’est une vie persistante qui se propulse toujours plus en avant, va au-delà, se pro-jette, pro-méthée, dans cet excès sans limite de la création.
Littérature, pensée, organes
Le drame du désir peut porter également le nom de poésie, car la poésie c’est l’excès de la langue mue par le désir, l’excès qui n’aboutit pas à la limite, qui retourne en soi sans s’être atteint. La poésie n’est pas la mise en scène de ce processus, mais sa réalité effective. La fiction est le procès même de transformation – la production de nouvelles formes et de nouvelles subjectivités à même la matière technique, où l’opération subjective, l’opération des instruments organiques, a lieu.
Par conséquent la poésie (ou la littérature – terme qui est toujours un néologisme, au moins dans son sens actuel, à l’époque de Novalis) – est une pratique où la pensée expérimente ses nouveaux organes. La désorganisation du corps-pensée apparaît ainsi comme le mouvement fondateur immanent de la littérature. Voici pourquoi, inévitablement, la pensée radicale sur la littérature, entamée par Novalis pour être vite abandonnée jusqu’au début du siècle dernier, la pensée sur la littérature en tant qu’organe du monde – s’est articulée à travers cette pensée «folle» des organes. La littérature – la poésie – apparaît désormais comme force de la désorganisation elle-même, champ d’expérimentation et de radicalisation des organes comme des armes pour armer un nouveau monde, comme des organes du monde. La poésie – technique de la puissance des nouveaux organes qui se réveillent pour émerger dans le corps du monde, soit pour en déchirer les tissus et le mettre en péril, soit pour augmenter davantage, en le transformant, sa complexité organique : une mutation ontologique.
A venir
Nous avons délaissé la question du changement du monde et le changement nous a délaissés à son tour. Ne redoutons plus le collapsus de l’avenir, la surcharge des projets et des utopies, nous n’avons d’autre chance que de sortir par là. Seulement à travers cette issue nous entrerons de nouveau dans le monde, nous traverserons le seuil du désert immonde où le sable se recouvre soi-même comme le mirage des flots rejaillissants.
Or, ce dont nous avons besoin aujourd’hui – à l’époque de l’accaparement de l’imagination, du dessèchement de la folie déchaînée des images, de son immunisation par l’entreprise du tourisme ontologique ; époque de l’anesthésie de l’imagination par la production bio-esthétique généralisée d’images de la vie – c’est d’une fantastique philosophique. Aujourd’hui, plus que jamais, nous avons besoin de fantastique philosophique, de fantastique poétique, de fantastique de la pensée, de fantastique tout court, pour enflammer l’imagination, pour réveiller les images qui nous frappent comme la peste de l’avenir, le magma et l’incendie qui brûle ce monde-ci, la seule promesse, la promesse de l’immanence de sa force. Enflammer l’imagination qui engendre les images d’un nouveau monde, images qui créent des instruments, qui poussent de nouveaux organes, de nouveaux corps pour un monde nouveau. Désorganiser le corps-pensée, poétiser le monde : former des images pour le monde qui sauront le peupler – les images en tant qu’un nouveau peuple ; images d’un peuple nouveau.