Boyan Manchev

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Persister

A propos de Boyan Manchev

Frédéric Neyrat

(In Inferno, 2, spring 2014)

Qu’un lecteur non-philosophe ne m’en veuille pas, et lise jusqu’au bout ce court envoi, cette missive indirecte au sujet d’un philosophe, Boyan Manchev. Qu’il ne s’en détourne pas au prétexte que, m’adressant en philosophe à un autre philosophe, cela ne concernerait - que «nous». Précisément parce que «nous» - les philosophes ou quels que soient les individus en question, n’importe quelle communauté - est bien plus que «nous». Certains penseront le contraire, bien entendu, ils soutiendront que nous, c’est nous . Nous, les Blancs; nous, les Français; nous, les Bulgares. Si vous pensez cela, si vous croyez que la communauté est la communauté, si vous croyez dans les pouvoirs de la tautologie, alors vous êtes loin, très loin de la pensée de Boyan Manchev. Loin, très loin de ce que nous partageons, et qui m’engage à écrire ce texte.

Nous partageons un intérêt majeur pour la pensée de Jean-Luc Nancy, un penseur, précisément, de l’être-en-commun. Manchev a écrit directement sur Nancy; mais au-delà de cela il ne cesse de penser les rapports entre communauté et politique. J’attends avec impatience la publication de son Logique du Politique , qui réunit des travaux écrits entre 2003 et 2010, et qui réinterroge la manière dont les mythes les plus anciens structurent les «gestes politiques» de l’histoire européenne. Il est en effet essentiel, toujours essentiel, d’interroger les fondements d’une société. Relisant Œdipe Roi , la fameuse tragédie de Sophocle écrite il y a 26 siècles, Manchev y décèle les origines de cette terrible tautologie dont je parlais plus haut, la tautologie du nous, c’est nous .

Car un sujet, un groupe ou une communauté, se croit purement elle-même lorsqu’elle croit qu’elle se fonde elle-même, sur elle-même. Œdipe est le héros qui vainc la Sphinge en résolvant l’énigme: «Celui qui tue le monstre s’approprie les insignes de la souveraineté» écrit Manchev. Mais, comme on le sait, Œdipe est aussi celui qui liquide son père et jouit de sa propre mère. Le tueur de monstre est «plus monstrueux que le monstre lui-même»! Voici l’un des sens de la tragédie: la civilisation, qui se croit fondée sur l’élimination du barbare, de l’inculte, et du monstrueux, a dû constituer le monstrueux comme son cœur même. L’analyse de Manchev est plus riche que ce que j’en restitue ici, elle ne s’arrête pas à ce paradoxe inaugural. Mais elle nous permet de saisir ceci, simplement: au cœur de toute communauté, il y a ce monstre. En nous, il y a cette énormité qui nous dénoue .

E normité: étymologiquement ce qui excède la norme. Si donc ça se dé-nous sans cesse, c’est à cause de cet «excès» que Manchev pense dans tous ses textes – dans sa thèse consacrée à Dostoïevski comme dans son livre sur Bataille ( L’Altération du Monde ). Par excès, on pourrait entendre un surplus, quelque chose qui s’ajoute à, comme on ajoute une pièce à un ensemble, une prothèse artificielle à un organisme. Mais Manchev dit tout autre chose me semble-t-il, son excès n’est pas en plus, au-delà, par après, mais constitue le milieu même des choses, ici et maintenant. Ce qui est excessif chez vous, ce n’est pas tel ou tel moment singulier, où vous vous perdez avant de revenir à vous-même, mais votre situation la plus – précisément - normale: comme si vivre consistait à transgresser la mort, celle qui précède la naissance et suivra votre vie. Aimer, et sans donc aller nécessairement jusqu’au point de la passion dévoratrice, est transgresser l’apathie, l’absence d’affect ou le seul narcissisme. Rappelez-vous parfois que, plus monstrueux que la Sphinge, il y a vous.

Alors, oui, nous dit Manchev, tout s’«altère». Là encore, ne cherchez pas des signes de vieillissements sur vos mains, car l’altération est le mouvement originaire du monde. «Tout est feu», écrit Manchev, digne héritier d’Héraclite! Tout, tous se transforment, et en ce sens le nous ne peut jamais être nous-même , mais toujours nous-autres. Manchev est en prise avec la nécessité contemporaine de penser le devenir, mais de l’intérieur du devenir . Et c’est le plus difficile. Manchev ne croit pas qu’il y ait un logos perché au dessus du monde qui serait capable de mathématiser le flux du devenir, le reconnaissant tout en le déniant de ce point immobile. Communauté il y a, là aussi, entre nous, qui acceptons radicalement le résultat moderne, ou disons la source héraclito-lucrécienne, la pensée qui fut minoritaire des devenirs improbables; nous qui, donc, refusons la fixation platonicienne (Badiou), la réaction (le retour au «symbolique» des adorateurs des identités étanches) ou la restauration (la pensée dite «orientée-objet»).

Manchev pense ainsi la «métamorphose» du monde, cette «com-position dynamique des événements-singularités». Mais il sait très bien dès lors le danger auquel il s’affronte: si tout se métamorphose, si tout est flux, feu, altération, comment même discerner qu’il y a métamorphose, changement! Pour savoir qu’il y a eu changement, il faut au moins que je puisse comparer entre un avant et un après! Il faut trouver, au cœur de l’altération, et sans surplomb, ce qui permet, tout en demeurant en état de transformation permanent, d’exister comme tel et non comme flux! Il faut que, tout en me métamorphosant, je résiste à ce que serait une pure métamorphose, c’est-à-dire une pure et simple - dissolution… Il faut donc, en chaque métamorphose, que quelque chose soit de l’ordre d’une «résistance contre la fluidité performante et l’effacement de la forme», écrit-il.

Je dois dire que c’est en ce point précis que j’attends Boyan - au bistro, ou au carrefour des idées. C’est ce que je retiens de lui: le verbe «persister», qu’il travaille dans plusieurs textes. Il écrit cette phrase essentielle: « Liberté veut dire à la fois possibilité de changer et de persister. » Voilà en effet ce qui est exigé pour notre aujourd’hui: le verbe, l’action, le lieu, le temps pour persister , seul ou en commun. Non pas être immortel, nous laissons cela aux académiciens, aux platoniciens et aux cartésiens. Mais, oui, ne pas être contraint au changement, c’est savoir lui résister en étant là où notre désir fait appel.